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Pitt frappa à la porte à l’adresse que lui avait donnée Peter Harper. Ce fut Julia elle-même qui vint ouvrir. Elle était radieuse dans une robe blanche en cachemire et soie qui lui arrivait juste sous les genoux et découvrait ses épaules avec un décolleté profond dans le dos et un mince ruban autour du cou. Ses cheveux noirs étaient retenus en une haute queue de cheval sur le dessus de sa tête. Pour tout bijou, elle portait une mince chaîne d’or autour de la taille et un bandeau d’or au cou. Elle avait les jambes nues dans des sandales dorées.

Elle ouvrit de grands yeux en le voyant.

— Dirk ! Dirk Pitt ! murmura-t-elle.

— J’espère bien, répondit-il avec un sourire ravageur.

Après la surprise de voir Pitt en chair et en os devant elle, superbe dans un smoking avec gilet et chaîne de montre en or, elle retrouva ses esprits et se jeta contre lui en mettant ses bras autour de son cou. Il en fut si surpris qu’il eut du mal à s’empêcher de tomber en arrière sur les marches, impétueusement, elle l’embrassa sur les lèvres. Ce fut au tour de Pitt d’écarquiller les yeux. Il ne s’était pas attendu à une réception aussi spontanée.

— Je croyais avoir dit que ce serait moi qui vous embrasserais sur la bouche lors de notre prochaine rencontre !

A contrecoeur, il prit Julia par les épaules et la repoussa gentiment.

— Accueillez-vous toujours ainsi les hommes inconnus avec qui vous avez rendez-vous ?

Soudain, elle baissa timidement ses yeux gris tourterelle.

— Je ne sais pas ce qui m’a pris. Ça m’a fait un choc de vous voir. On ne m’avait pas dit que ce serait vous qui m’accompagneriez chez Qin Shang. Peter Harper m’ajuste dit qu’un homme grand, brun et très élégant me servirait de garde du corps.

— Le sale petit serpent m’a laissé entendre que vous me serviriez de garde du corps. Il aurait dû être producteur de théâtre. Je parie qu’il se frotte déjà les mains en imaginant la tête de Qin Shang quand il verra les deux personnes qui ont fait capoter son opération du lac Orion se mêler sans invitation à ses invités.

— J’espère que vous n’êtes pas déçu de devoir m’escorter. Sans tout ce maquillage, je suis encore affreuse.

Il lui leva gentiment le menton pour pouvoir regarder au fond de ses yeux brumeux. Il aurait pu dire quelque chose de spirituel, mais jugea que ce n’était pas le moment.

— Je suis aussi déçu qu’un homme qui vient de découvrir une mine d’or.

— J’ignorais que vous pouviez dire des choses gentilles à une femme.

— Vous n’imaginez pas les hordes de femmes que ma parole d’argent a pu séduire !

— Menteur ! dit-elle doucement avec un sourire.

— Assez de paroles affectueuses, dit-il en la relâchant. Nous ferions mieux de filer avant qu’il n’y ait plus rien à manger.

Quand Julia eut pris son sac et son manteau, Pitt la conduisit jusqu’à la voiture imposante et majestueuse garée devant la belle maison qu’elle habitait avec une vieille religieuse de collège. Elle regarda avec surprise la grosse automobile, ses enjoliveurs chromés et ses pneus aux flancs blancs.

— Seigneur ! s’écria-t-elle, quelle sorte de voiture est-ce là ?

— Une Duesenberg de 1929. Puisque nous devons nous introduire dans une réception où seront réunis les hommes les plus riches du monde, j’ai pensé qu’il serait approprié de le faire avec style.

— Je ne suis jamais montée dans une voiture aussi luxueuse, dit Julia pleine d’admiration en se glissant sur le siège de cuir souple.

Elle s’émerveilla devant le capot qui paraissait aussi long que le pâté de maisons. Pitt ferma la portière et vint s’asseoir au volant.

— Et je n’ai jamais entendu parler d’une Duesenberg.

— Les Duesenberg modèle J étaient autrefois ce que les fabricants de voitures américains faisaient de mieux, expliqua Pitt. Elles ont été construites de 1928 à 1936 et de nombreux connaisseurs les considèrent encore comme les plus belles voitures jamais fabriquées. On n’a sorti que 480 châssis et moteurs qu’on a envoyés aux meilleurs carrossiers du pays qui en ont fait des merveilles. Celle-ci a été carrossée par Watts M. Murphy, à Pasadena, en Californie. Il en a fait une berline décapotable. Elles ‘n’étaient pas bon marché. Elles valaient 20000 dollars à l’époque où la Ford modèle A se vendait 400 dollars. Mais elles appartenaient à des gens riches et célèbres en ce temps-là, surtout des acteurs de Hollywood qui achetaient une Duesenberg pour l’esbroufe et le prestige. Quand on conduisait une Duesy, c’est qu’on avait réussi.

— Elle est magnifique, dit Julia en admirant ses lignes fluides. Elle doit être rapide.

— Ce moteur est une version améliorée des moteurs de course Duesenberg. C’est un 8 cylindres en ligne de 7850 cm3 qui développe 265 CV alors que la plupart des moteurs de l’époque en faisaient moins de 70. Bien que ce moteur ne possède pas la suralimentation des modèles plus récents, j’y ai apporté quelques modifications quand je l’ai restaurée. Dans de bonnes conditions, elle peut atteindre 225 kilomètres à l’heure.

— Je vous crois sur parole, inutile de faire une démonstration.

— Dommage que nous ne puissions pas baisser la capote, mais il fait frais et je l’ai baissée pour protéger la coiffure de madame.

— Les femmes adorent les hommes prévenants.

— J’espère toujours plaire aux dames.

Elle regarda le tableau de bord plat et remarqua un petit trou qui étoilait le coin de la vitre.

— Un coup de feu ?

— Un souvenir laissé par deux des larbins de Qin Shang.

— Il a envoyé des hommes vous tuer ? s’étonna Julia en regardant le trou, fascinée. Où est-ce arrivé ?

— Ils sont venus dans le hangar d’aviation où j’habite cet après-midi, répondit Pitt d’une voix tranquille.

— Qu’est-il arrivé ?

— Eh bien, ils ne se sont pas montrés très sociables, alors, je les ai virés.

Pitt démarra et le puissant moteur se mit à ronronner doucement avant que les huit cylindres prennent vie et envoient un mugissement harmonieux dans le gros pot d’échappement. Les vitesses vrombirent quand Pitt passa de la première à la troisième. La longue voiture de sport qui n’avait jamais été égalée roula dans les rues de Washington, royale et majestueuse.

Julia comprit qu’il était inutile d’essayer d’obtenir plus de précisions. Elle se détendit sur le large siège de cuir et apprécia la promenade et le regard envieux des autres conducteurs et des passants.

Peu après avoir remonté Wisconsin Avenue en sortant du District de Columbia, Pitt s’engagea dans une rue résidentielle sinueuse que le printemps revêtait de petites feuilles vert pâle. Il atteignit la grille donnant sur l’allée menant à la résidence de Chevy Chase de Qin Shang. Les grilles de fer étaient décorées de monstrueux dragons chinois entrelaçant les barreaux. Deux gardes chinois vêtus d’uniformes recherchés regardèrent bizarrement l’énorme voiture un long moment avant de s’approcher pour demander à voir les invitations. Pitt les leur passa par la vitre ouverte et attendit que les gardes pointent leurs noms sur la liste des invités. Satisfaits de les avoir trouvés, ils saluèrent et composèrent le code de la télécommande ouvrant les grilles. Pitt leur fit un rapide salut et conduisit la Duesenberg le long de l’allée. Il s’arrêta sous le portique à l’entrée de la maison éclairée comme un stade de football.

— Rappelez-moi de féliciter Harper, dit-il. Non seulement il nous a procuré des invitations, mais il s’est débrouillé pour faire inscrire nos noms sur la liste des invités.

Julia avait l’air d’une jeune fille approchant le Taj Mahal.

— Je n’ai jamais assisté à une réception de la haute société de Washington. J’espère que je ne vous causerai pas d’embarras.

— Certainement pas, la rassura Pitt. Dites-vous qu’il ne s’agit que d’un théâtre strictement social. L’élite de Washington organise ce genre de réceptions snobs parce qu’elle a quelque chose à vendre. Tout cela se résume à des gens qui tournent en rond, se rincent le gosier, prennent l’air important et échangent des cancans mêlés de renseignements explicites. Pour la plupart, ce sont des gens de la ville qui commentent les événements stupides de leurs petits mondes politiques insignifiants.

— On dirait que vous y avez déjà assisté.

— Comme je vous l’ai dit sur le quai de Grapevine Bay, mon père est sénateur. Au cours de ma jeunesse de bon vivant, je m’y mêlais souvent pour essayer de séduire quelques belles représentantes du Congrès.

— Et vous réussissiez ?

— Presque jamais.

Une rangée de limousines déversait les nombreux invités de Qin Shang dont beaucoup se tournèrent pour admirer la Duesenberg. Des valets chargés de garer les voitures apparurent comme si on les avait appelés. Ils n’étaient pas impressionnés par les luxueuses voitures, étrangères pour la plupart, mais celle-ci les frappa d’admiration. Presque avec révérence, ils ouvrirent les portières.

Pitt aperçut un homme debout un peu à l’écart qui semblait s’intéresser de près aux nouveaux arrivants et à leurs moyens de transport. Soudain, il fit demi-tour et entra dans la maison. À n'en pas douter, se dit Pitt, pour prévenir son patron de l’arrivée d’invités ne correspondant pas à la norme.

Tandis qu’ils montaient, bras dessus bras dessous, l’élégante colonnade de l’entrée, Julia murmura à l’oreille de Pitt :

— J’espère que je ne vais pas me dégonfler quand je rencontrerai ce salaud meurtrier et que je lui cracherai à la figure.

— Dites-lui seulement à quel point vous avez apprécié la croisière sur son bateau et combien vous êtes impatiente d’en faire une autre.

— Ça, je n’y manquerai pas ! dit-elle, les yeux pleins de feu.

— Et n’oubliez pas, ajouta-t-il, qu’en tant qu’agent important de l’INS, vous êtes ici en mission.

— Et vous ?

— Moi, je n’y suis que pour le plaisir, répondit Pitt en riant.

— Comment pouvez-vous être si détaché ? Qui sait si nous aurons la chance de repartir d’ici avec nos têtes ?

— Nous ne risquerons rien tant que nous serons dans la foule. Les problèmes commenceront quand nous serons sortis.

— Ne vous inquiétez pas, le rassura Julia. Peter a fait le nécessaire pour qu’un groupe de gardes se tienne devant la maison en cas de problème.

— Si Qin Shang devient méchant, devrons-nous envoyer des fusées de détresse ?

— Nous serons en contact permanent. J’ai une radio dans mon sac. Pitt regarda le petit sac d’un air sceptique.

— Et aussi un pistolet ?

— Non, pas de pistolet, dit-elle avec un sourire espiègle. Vous oubliez que je vous ai vu en action. Je compte sur vous pour me protéger.

— Doux Jésus ! Alors vous êtes en danger !

Ils traversèrent le vestibule et entrèrent dans un vaste hall rempli d’objets d’art chinois. Au centre était un brûle-parfum en bronze de 2,60 mètres de haut, incrusté d’or. La partie supérieure formait des flammes s’élevant vers le ciel au milieu desquelles des femmes, les bras levés, présentaient des offrandes. Des bâtons d’encens enveloppaient les flammes de nuages dansants qui parfumaient toute la maison.

Pitt s’approcha du chef-d’œuvre de bronze et l’étudia de près, examinant les motifs d’or qui décoraient la base.

— C’est beau, n’est-ce pas ? dit Julia.

— Oui, répondit Pitt, le travail est unique.

— Mon père en possède une version plus petite qui n’est pas aussi ancienne.

— Le parfum est un peu entêtant.

— Pas pour moi. J’ai grandi environnée de culture chinoise.

Pitt prit le bras de Julia et la conduisit dans une pièce immense où se pressait tout ce que Washington compte de riches et puissants. La scène lui rappela un banquet romain dans un film de Cecil B. DeMille : des femmes minces habillées par de grands couturiers, des représentants du Congrès et de l’aristocratie, des hommes de loi de la ville, des membres de groupes de pression et de puissants agents de change essayant tous de paraître distingués et raffinés dans leurs costumes de soirée. Il y avait un tel océan de tissus, entre les invités et les meubles, que la pièce était étrangement silencieuse malgré les centaines de voix parlant toutes à la fois.

Si le mobilier avait coûté moins de 20 millions de dollars, c’était que Qin Shang avait dû l’acheter dans les magasins discount du New Jersey. Les murs et les plafonds étaient couverts de sculptures compliquées avec des panneaux de séquoia, dont étaient aussi faits les meubles. Le tapis à lui seul avait dû prendre la vie de vingt jeunes filles rien que pour le tisser. Il ressemblait à un océan bleu et or au coucher du soleil et la texture profonde de ses poils donnait l’impression qu’il fallait nager pour le traverser. Les rideaux auraient fait honte à ceux de Buckingham Palace. Julia n’avait jamais vu tant de soie dans une seule pièce. Les tapisseries opulentes des chaises et des sofas auraient été plus à leur place dans un musée.

Il y avait au moins vingt serveurs alignés derrière le buffet dont les montagnes de langoustes, crabes et autres fruits de mer avaient dû dévaliser toutes les prises des pêcheurs du coin. On ne servait que le meilleur champagne français, les vins les plus prestigieux dont aucun ne datait d’après 1950. Dans un coin de la pièce surchargée, un orchestre à cordes jouait les thèmes les plus connus du cinéma. Bien que Julia vienne d’une riche famille de San Francisco, elle n’avait jamais rien vu de semblable. Elle était éblouie et son regard se portait partout. Finalement, elle se reprit assez pour dire :

— Je vois ce que voulait dire Peter quand il a affirmé que les invitations de Qin Shang étaient les plus désirées à Washington après celles de la Maison Blanche.

— Franchement, je préfère l’ambiance des réceptions de l’ambassade de France. Elles sont plus élégantes, plus raffinées.

— Je me sens tellement... tellement quelconque au milieu de toutes ces femmes si bien habillées ! Pitt regarda Julia avec affection et lui prit la taille.

— Cessez de vous diminuer. Vous avez une élégance naturelle. Il faudrait être aveugle pour ne pas remarquer que tous les hommes présents vous dévorent des yeux.

Julia rougit sous la flatterie, gênée de constater qu’il avait raison. Les hommes la contemplaient ouvertement et, du reste, certaines femmes aussi. Elle aperçut une dizaine d’exquises Chinoises vêtues de robes de soie traditionnelles se mêlant aux invités mâles.

— Il semble que je ne sois pas la seule ici à avoir des ancêtres chinois. Pitt jeta un coup d’œil aux femmes dont parlait Julia.

— Des filles de joie !

— Je vous demande pardon ?

— Des putains.

— Que voulez-vous dire ?

— Qin Shang les paie pour s’occuper des hommes qui viennent sans leurs épouses. On peut considérer ça comme une forme subtile de patronage politique. Quand il ne peut pas acheter leur influence, il passe par la porte de derrière en leur offrant des cadeaux sexuels.

Julia semblait stupéfaite.

— J’ai encore beaucoup à apprendre sur les groupes d’influence du gouvernement !

— Elles sont exotiques, vous ne trouvez pas ? Je suis heureux d’être accompagné par quelqu’un qui les surpasse tellement. Autrement, je ne sais pas si j’aurais pu résister à la tentation.

— Vous n’avez rien qui puisse intéresser Qin Shang, dit insolemment Julia. Peut-être serait-il temps de le trouver et de lui faire connaître notre présence.

Pitt la regarda en faisant mine d’être choqué.

— Comment ? Et manquer tout ce qu’on nous offre gratuitement à boire et à manger ? Rien à faire ! Les priorités d’abord. Allons au bar boire du Champagne et nous gaver au buffet. Après, nous apprécierons un bon cognac avant de nous faire connaître du plus grand brigand de l’Orient.

— Je crois que vous êtes l’homme le plus fou, le plus complexe et le plus intrépide que j’aie jamais connu, dit Julia.

— Vous avez oublié le charme et la douceur.

— Je ne peux pas imaginer qu’une femme vous supporte plus de vingt-quatre heures.

— Me connaître, c’est m’aimer.

Les petites rides autour de ses yeux se plissèrent et il désigna le bar de la tête.

— Tout ce bavardage me donne soif.

Ils se faufilèrent parmi la foule et burent tranquillement le Champagne offert. Puis ils s’approchèrent du buffet et remplirent leurs assiettes. Pitt fut très surpris de trouver un grand plat d’un crustacé presque disparu, l’oreille de mer. Il trouva une table libre près de la cheminée et s’y installa. Julia ne pouvait s’empêcher de détailler la foule de l’immense pièce.

— Je vois plusieurs Chinois, mais je ne saurais dire lequel est Qin Shang. Peter ne me l’a pas décrit.

— Pour un agent de renseignements, dit Pitt entre deux bouchées de homard, votre puissance d’observation laisse à désirer.

— Vous connaissez son apparence ?

— Je ne l’ai jamais vu, mais si vous jetez un coup d’œil par la porte ouverte sur le mur ouest, gardée par un géant habillé comme un ancien empereur, vous verrez la salle d’audience privée de Qin Shang. À mon avis, c’est là qu’il est et qu’il tient sa cour.

Julia commença à se lever.

— Alors, finissons-en. Pitt la retint.

— Pas si vite. Je n’ai pas encore bu mon cognac.

— Vous êtes impossible !

— Les femmes ne cessent de me le dire.

Un serveur prit leurs assiettes et Pitt laissa Julia un moment pour aller au bar d’où il revint quelques minutes plus tard avec deux verres de cristal contenant un cognac cinquantenaire. Lentement, très lentement, comme s’il n’avait d’autre souci au monde, il savoura d’abord d’odeur délicate du breuvage. Tandis qu’il portait le verre à ses lèvres, il vit dans le reflet du cristal un homme s’approcher de lui.

— Bonsoir, dit l’homme d’une voix douce. J’espère que vous passez une bonne soirée. Je suis votre hôte.

Julia se glaça en regardant le visage souriant de Qin Shang. Il n’était pas du tout comme elle l’avait imaginé. Ni grand, ni gros. Son visage ne semblait pas celui d’un meurtrier cruel et de sang-froid doté d’un immense pouvoir. Elle ne sentit aucune autorité derrière le ton amical et pourtant il y avait une certaine froideur sous-jacente. Il était très élégant dans un smoking blanc magnifiquement coupé, brodé de tigres dorés.

— Oui, merci, dit Julia, à peine capable de rester polie. C’est une très belle réception.

Pitt se leva lentement, faisant visiblement de son mieux pour ne pas paraître condescendant.

— Puis-je vous présenter Mlle Julia Lee ?

— Et vous, monsieur ? demanda Qin Shang.

— Je m’appelle Dirk Pitt.

Et ce fut tout. Pas de fusées, pas de roulements de tambour. Ce type avait du panache, Pitt devait lui reconnaître ça. Il continua à sourire. S’il avait été surpris de voir que Pitt était bien vivant, Qin Shang ne le montra pas. La seule réaction fut un petit mouvement des yeux. Pendant de longues secondes, les yeux vert jade et les yeux vert opale restèrent accrochés, aucun des deux hommes ne voulant céder le premier. Pitt savait que c’était stupide et n’y voyait rien d’autre que sa propre satisfaction. Peu à peu, son regard remonta aux sourcils de Qin Shang, puis au front, s’y arrêta un instant avant de se poser sur ses cheveux. Alors il écarquilla les yeux comme s’il y avait trouvé quelque chose et ses lèvres se tendirent en un léger sourire. La ruse fonctionna. La concentration de Shang était brisée. Il leva involontairement les yeux.

— Puis-je vous demander ce que vous trouvez de si amusant, monsieur Pitt ?

— Je me demandais juste qui était votre coiffeur, répondit Pitt d’un ton innocent.

— C’est une dame chinoise qui me coiffe une fois par jour. Je vous donnerais bien son nom, mais c’est une de mes employées personnelles.

— Je vous envie. Mon coiffeur est un Hongrois atteint de la danse de Saint-Guy. Il sentit le regard glacé de son hôte.

— La photo de vous qui est dans mon dossier ne vous rend pas justice.

— J’admire les hommes qui font leurs devoirs.

— Puis-je vous parler un moment en privé, monsieur Pitt ?

— Seulement si Mlle Lee assiste à l’entretien.

— Je crains que notre conversation ne présente pas d’intérêt pour cette charmante personne.

Pitt réalisa que Qin Shang ignorait qui était Julia.

— Au contraire. Je vous prie d’excuser ma grossièreté en oubliant de préciser que Mlle Lee était un agent des services de l’Immigration et de la Naturalisation. Elle a aussi été passagère sur l’un de vos navires à bestiaux et a eu la malchance de profiter de votre hospitalité au lac Orion. Vous connaissez le lac Orion, je suppose ? C’est dans l’État de Washington.

Pendant un instant, il y eut comme un éclair rouge dans les yeux vert jade, mais il disparut rapidement. Qin Shang demeura aussi impénétrable qu’un bloc de marbre. Lorsqu’il parla, ce fut d’une voix calme et sereine.

— Voulez-vous avoir tous deux l’amabilité de me suivre ?

Il fit demi-tour et s’éloigna, sachant pertinemment que Pitt et Julia le suivraient.

— Je crois que le moment est arrivé, dit Pitt en aidant Julia à se lever.

— Vous êtes un petit malin, murmura-t-elle. Vous saviez depuis le début qu’il viendrait nous trouver.

— Shang n’est pas arrivé où il est sans une bonne dose de curiosité.

Ils suivirent docilement leur hôte à travers la foule de ses invités jusqu’à la porte où se trouvait le géant déguisé. Ils entrèrent dans une pièce bien différente de celle, lourdement meublée, qu’ils venaient de quitter. Celle-ci était modeste et austère, avec des murs simplement peints en bleu clair. Pour tout mobilier, il n’y avait qu’un divan, deux chaises et un bureau dont la surface était vide à l’exception d’un téléphone. Il leur fit signe de s’asseoir sur le divan et prit place devant son bureau. Pitt s’amusa de constater que le bureau et la chaise étaient légèrement surélevés pour que Qin Shang puisse regarder ses visiteurs de haut.

— Pardonnez-moi de le mentionner, dit Pitt, très décontracté, mais ce brûle-parfum de bronze, dans l’entrée principale, je crois qu’il est de la dynastie Liao ?

— Mais oui, c’est tout à fait exact.

— Je suppose que vous savez que c’est un faux ?

— Vous êtes très observateur, monsieur Pitt, dit Shang sans s’offenser. Ce n’est pas vraiment un faux, c’est une copie. L’original a disparu en 1948 pendant la guerre, quand l’Armée du Peuple de Mao Tsé-Tung a enfoncé les forces de Tchang-Kaï-Chek.

— Le brûle-parfum est-il toujours en Chine ?

— Non. Il était sur un bateau, avec de très nombreux autres trésors anciens volés par Tchang à mon pays. Ils ont disparu en mer.

— Et l’endroit où a coulé le navire est un mystère ?

— Un mystère que j’essaye de découvrir depuis de nombreuses années. Trouver le navire et sa cargaison est le désir le plus passionné de ma vie.

— J’ai l’habitude des épaves et je sais par expérience qu’une épave ne se retrouve jamais avant qu’elle ne décide d’être découverte.

— C’est très poétique, dit Qin Shang en prenant le temps de regarder sa montre. Je dois retourner m’occuper de mes invités aussi serai-je bref avant que mes gardes vous reconduisent à la porte. Voulez-vous m’expliquer la raison de votre présence indésirable ?

— Je pensais que c’était transparent, répondit Pitt sur le ton de la conversation. Mlle Lee et moi voulions rencontrer l’homme que nous pendrons bientôt.

— Vous êtes très concis, monsieur Pitt. J’apprécie cela chez un adversaire. Mais c’est vous qui perdrez la vie dans cette guerre.

— De quelle guerre s’agit-il ?

— La guerre économique entre la République populaire de Chine et les États-Unis. Une guerre qui donnera un pouvoir extraordinaire et une richesse incroyable au gagnant.

— Je n’ai aucune ambition sur ce terrain-là.

— Oui, mais moi si. C’est la différence entre nous deux et entre nos compatriotes. Comme la plupart de la populace d’Amérique, vous manquez de détermination et de ferveur.

Pitt haussa les épaules.

— Si l’avidité est votre dieu, alors vous n’avez pas beaucoup de vraies valeurs.

— Vous me prenez pour un homme cupide ? demanda Shang d’un ton amusé.

— Je n’ai pas vu grand-chose de votre style de vie qui me persuade du contraire.

— Tous les grands hommes de l’Histoire ont été conduits par l’ambition. Ça va main dans la main avec le pouvoir. Contrairement à ce que pensent les gens, le monde n’est pas partagé entre le bien et le mal, mais entre ceux qui agissent et ceux qui ne font rien, les visionnaires et les aveugles, les réalistes et les rêveurs. Il ne tourne pas avec de bonnes actions et de bons sentiments, monsieur Pitt, mais avec des réalisations.

— Qu’espérez-vous gagner à la fin, à part une magnifique pierre tombale ?

— Vous ne m’avez pas compris. Mon but est d’aider la Chine à devenir la plus grande nation que le monde ait jamais connue.

— Pendant que vous-même deviendrez encore plus riche que vous l’êtes déjà ? Où tout cela se terminera-t-il, monsieur Shang ?

— Il n’y a pas de fin, monsieur Pitt.

— Préparez-vous à une belle bagarre si vous pensez que la Chine peut surpasser les États-Unis.

— Mais les dés sont déjà jetés, dit Qin Shang. Votre pays se meurt de mort lente en tant que puissance mondiale tandis que mon pays ne cesse de s’élever. Nous avons déjà dépassé les États-Unis pour devenir la plus grande puissance économique du monde. Nous avons déjà dépassé votre commerce extérieur avec le Japon. Votre gouvernement est impuissant malgré son arsenal nucléaire. Bientôt, il deviendra impensable que vos leaders interviennent quand nous assumerons le contrôle de Taiwan et des autres nations asiatiques.

— Et en quoi cela est-il important ? demanda Pitt. Il vous faudra plus de cent ans pour rattraper notre niveau de vie.

— Le temps est de notre côté. Non seulement nous userons l’Amérique de l’extérieur, mais, avec l’aide de vos propres compatriotes, nous finirons par le ruiner de l’intérieur. Et pour ne parler que de cela, les divisions et les guerres raciales internes scelleront votre destin de grande nation.

Pitt commençait à voir où Qin Shang voulait en venir.

— Aidé et soutenu par votre doctrine de l’immigration clandestine, n’est-ce pas ?

Qin Shang regarda Julia.

— Votre INS estime que près d’un million de Chinois entrent légalement et illégalement en Amérique et au Canada chaque année. En réalité, le chiffre est plus proche de deux millions. Pendant que vous concentrez vos forces à contenir vos voisins du Sud, un raz de marée de mes compatriotes est venu par la mer et a pénétré vos côtes. Un jour, plus tôt que vous ne le pensez, vos États côtiers et les provinces canadiennes ne seront que des provinces chinoises.

Pour Pitt, ce projet était inconcevable.

— Je vous accorde 20/20 pour l’imagination, mais 5 à peine pour le sens pratique.

— Ce n’est pas aussi ridicule que vous le pensez, dit patiemment Qin Shang. Regardez comme les frontières d’Europe ont changé au cours des cent dernières années. Au cours des siècles, les migrations ont ébranlé les vieux empires et en ont construit de nouveaux, qui se sont effondrés à leur tour sous les vagues de nouvelles migrations.

— C’est une théorie intéressante, dit Pitt, mais une théorie seulement. Pour que votre scénario devienne une réalité, il faudrait que le peuple américain se couche et fasse le mort.

— Vos compatriotes dorment depuis les années 1990, répliqua Shang d’une voix profonde et menaçante. Quand ils se réveilleront enfin, ce sera dix ans trop tard.

— Vous peignez une bien sombre image de l’humanité, intervint Julia, visiblement choquée.

Pitt demeura silencieux. Il n’avait rien à répondre et n’était pas Nostradamus. Sa raison lui disait que les prophéties de Qin Shang pourraient bien se réaliser. Mais son coeur refusait de perdre l’espoir. Il se leva et fit signe à Julia.

— Je crois que nous avons assez entendu les sornettes de M. Shang. Il est évident qu’il aime s’écouter parler. Quittons cette monstruosité architecturale et son décor bidon et allons respirer un peu d’air frais.

Qin Shang se leva vivement.

— Vous osez vous moquer de moi ? gronda-t-il.

Pitt s’approcha du bureau et se pencha jusqu’à ce que son visage soit à quelques centimètres de celui de Qin Shang.

— Me moquer de vous, monsieur Shang ? C’est un euphémisme. Je préférerais n’avoir que de la bouse de vache pour Noël que d’écouter plus longtemps votre philosophie attardée sur le monde à venir. Allez, sortons d’ici, ajouta-t-il en prenant la main de Julia.

Celle-ci ne fit aucun effort pour bouger. Elle paraissait hébétée. Pitt dut la tirer derrière lui. À la porte, il se retourna :

— Merci, monsieur Shang, pour cette soirée très provocante. J’ai beaucoup apprécié votre Champagne et vos fruits de mer, surtout les oreilles de mer.

Le visage du Chinois était tendu et froid, tordu en un masque de méchanceté.

— Aucun homme ne peut parler à Qin Shang de cette façon !

— Désolé pour vous, Shang. Apparemment, vous êtes fabuleusement riche et puissant, mais, sous la surface, vous n’êtes qu’un self-made man qui adore son inventeur.

Qin Shang lutta pour reprendre le contrôle de ses émotions. Quand il parla, sa voix parut venir à travers un brouillard arctique.

— Vous avez commis une erreur fatale, monsieur Pitt. Pitt eut un sourire amusé.

— J’allais dire la même chose des deux crétins que vous avez envoyés cet après-midi pour me tuer.

— Un autre jour, ailleurs, vous n’aurez peut-être pas la même chance !

— Pour que nous restions sur un plan d’égalité, dit Pitt froidement, je vous informe que j’ai engagé une équipe de tueurs professionnels pour en finir avec vous, monsieur Shang. Avec un peu de chance, nous ne nous rencontrerons plus jamais.

Avant que Qin Shang ait pu répondre, Pitt et Julia traversaient la foule des invités et se dirigeaient vers la sortie. Julia ouvrit discrètement son sac, l’approcha de son visage comme si elle y cherchait son poudrier et parla dans sa petite radio.

— Ici Dragon Lady. Nous rentrons.

— Dragon Lady ? dit Pitt. Est-ce ce que vous avez trouvé de mieux comme code ?

Les yeux gris tourterelle se posèrent sur lui comme s’il était un peu demeuré.

— Ça me va très bien, dit-elle simplement.

Si les tueurs de Qin Shang avaient envisagé de suivre la Duesenberg et de tuer ses occupants au premier feu rouge, ils furent rapidement obligés de changer d’avis lorsque deux camionnettes non immatriculées intégrèrent le convoi derrière la grosse voiture.

— J’espère qu’ils sont de notre côté, dit Pitt.

— Peter Harper est très consciencieux. L’INS fait protéger les siens par des spécialistes n’appartenant pas au service. Les gens de ces camionnettes appartiennent à un service de sécurité peu connu qui procure des équipes de gardes du corps chaque fois que des branches gouvernementales le leur demandent.

— C’est bien dommage ! Elle le regarda avec surprise.

— Qu’avez-vous dit ?

— Avec tous ces chaperons armés qui surveillent tous nos mouvements, il m’est difficile de vous emmener chez moi boire un dernier verre.

— Êtes-vous sûr de ne penser qu’à un dernier verre ? demanda-t-elle d’un ton provocant.

Une main de Pitt lâcha le volant et lui tapota le genou.

— Les femmes ont toujours été une énigme pour moi. J’avais espéré que vous oublieriez un instant que vous êtes un agent du gouvernement et que vous jetteriez votre bonnet par-dessus les moulins.

Elle se rapprocha de lui jusqu’à le toucher et passa un bras sous le sien. Elle trouvait sensuel le ronronnement du moteur et l’odeur de cuir des banquettes.

— Je me suis mise en vacances au moment même où nous avons quitté cette affreuse maison, dit-elle amoureusement. Mon temps vous appartient.

— Comment nous débarrasser de vos amis ?

— N’y pensez pas. Ils sont avec nous pour la soirée.

— Dans ce cas, pensez-vous qu’ils se fâcheraient si je faisais un détour ?

— Probablement, dit-elle en souriant. Mais je suis sûre que vous le ferez de toute façon.

Pitt garda le silence, passa les vitesses et la Duesenberg se faufila sans effort dans le flot de la circulation, regardant dans le rétroviseur avec un peu d’orgueil les camionnettes lutter pour garder la distance.

— J’espère qu’ils ne vont pas tirer dans mes pneus. Ils ne sont pas donnés pour une voiture comme celle-ci.

— Avez-vous dit la vérité quand vous avez prétendu avoir engagé des tueurs pour éliminer Qin Shang ? Pitt eut un petit sourire de loup.

— C’est un gros bluff, mais il l’ignore. J’adore tourmenter les hommes Manque ponctuation

         Le canal vers nulle pan Manque ponctuation

         251 comme Qin Shang qui ont trop l’habitude de la servilité des gens. Ça lui fera du bien de regarder le plafond la nuit en se demandant s’il n’y a pas un rôdeur n’attendant que de lui loger une balle dans la tête.

— Alors comment allez-vous faire ?

— Je crois avoir trouvé la faille dans l’armure de Qin Shang, son talon d’Achille, si vous me pardonnez le cliché. Malgré le mur apparemment inviolable qu’il a élevé autour de sa vie personnelle, il a une fissure vulnérable qu’on peut élargir comme on veut.

Julia serra son manteau autour de ses jambes nues pour les protéger de la fraîcheur du soir.

— Vous avez dû deviner, dans ce qu’il a dit, quelque chose qui m’a échappé.

— Si je me rappelle bien, il a dit « le désir le plus passionné de ma vie ». Elle le regarda sans comprendre, mais les yeux de Pitt ne quittaient pas la route.

— Il parlait d’un vaste chargement de trésors artistiques chinois qui a disparu sur un bateau.

— C’est exact.

— Il possède plus de richesses et d’antiquités chinoises que quiconque en ce monde. Pourquoi s’intéresserait-il à un bateau contenant quelques objets historiques ?

— Ce n’est pas un simple intérêt, ravissante créature. Qin Shang est obsédé, comme tous les hommes au cours des siècles passés qui ont cherché à retrouver des trésors perdus. Quelles que soient les richesses et la puissance qu’il aura pu accumuler, il ne mourra pas heureux avant de pouvoir remplacer toutes ses copies par des originaux. Posséder ce qu’aucun homme, aucune femme au monde ne possède, c’est l’ultime satisfaction de Qin Shang. J’ai connu des hommes comme lui. Il donnerait trente ans de sa vie pour retrouver l’épave et ses trésors.

— Mais comment peut-on chercher un bateau disparu il y a 50 ans ? demanda Julia. Où doit-on commencer à chercher ?

— Pour commencer, dit Pitt d’un ton désinvolte, on frappe à une porte à quelques centaines de mètres d’ici.

 

 

Pitt vira et la grosse Duesenberg s’engagea dans une rue étroite entre deux séries de maisons protégées par des murs de brique, recouverts de lierre grimpant. Il arrêta la voiture devant une ancienne écurie précédée d’une vaste cour entièrement recouverte.

— Qui habite ici ? demanda Julia.

— Un personnage très intéressant, répondit Pitt en montrant un gros heurtoir de cuivre en forme de voilier sur la porte. Allez-y, frappez si vous pouvez.

— Si je peux ? (Elle avança une main hésitante.) Y a-t-il une astuce ?

— Pas ce que vous pensez. Allez-y, essayez de frapper.

Mais avant que Julia ait saisi le heurtoir, la porte s’ouvrit, révélant un personnage très enveloppé vêtu d’un pyjama de soie bordeaux sous une robe de chambre assortie. Julia poussa un petit cri et recula d’un pas, se heurtant à Pitt qui éclata de rire.

— Il ne rate jamais !

— Il ne rate jamais quoi ? demanda le gros homme.

— D’ouvrir la porte avant que le visiteur ait le temps de frapper.

— Oh ! Ça ! Il y a une cloche qui sonne chaque fois que quelqu’un s’arrête ici.

— St. Julien, dit Pitt, pardonnez-moi cette visite tardive.

— Ne dis pas de bêtise, dit l’homme qui pesait au moins 200 kilos. Tu es toujours le bienvenu à toute heure du jour ou de la nuit. Qui est cette ravissante jeune femme ?

— Julia Lee, puis-je vous présenter St. Julien Perlmutter, gourmet, collectionneur de vins et possédant la plus grande bibliothèque sur les épaves.

Perlmutter salua aussi bas que le lui permettait sa corpulence et baisa la main de Julia.

— C’est toujours un plaisir de rencontrer une amie de Dirk. Il se releva avec un grand geste du bras qui fit claquer comme un drapeau dans la brise la soie de sa manche.

— Ne restez pas là dans l’obscurité. Entrez, entrez. J’étais sur le point d’ouvrir une bouteille de porto Barros de 40 ans d’âge. Venez la partager avec moi.

Julia entra dans la cour fermée où l’on avait autrefois harnaché les chevaux tirant de luxueux carrosses et regarda, enthousiasmée, les milliers de livres entassés sur chaque centimètre carré d’espace disponible dans la maison. Beaucoup étaient nettement rangés sur des rayonnages interminables, d’autres s’empilaient le long des murs, sur les marches de l’escalier et sur les balcons. Dans les chambres, les salles de bains, les placards, il y en avait même dans la cuisine et la salle à manger. Il restait à peine assez de place pour traverser l’entrée tant elle était encombrée de livres.

Pendant environ cinquante ans, Perlmutter avait accumulé la plus belle et la plus complète collection d’ouvrages historiques concernant les bateaux qu’on puisse trouver en un seul lieu. Sa bibliothèque faisait l’envie de toutes les archives maritimes du monde, car nulle n’en avait d’aussi complète. Les livres et les souvenirs qu’il ne pouvait posséder, il les recopiait assidûment. Craignant le feu et la destruction, ses amis chercheurs le suppliaient de mettre son immense collection à l’abri sur ordinateur, mais il préférait la laisser sur le papier.

Il en faisait généreusement profiter, gratuitement, quiconque venait frapper à sa porte, à la recherche de renseignements précis sur un naufrage particulier. Depuis qu’il le connaissait, Pitt ne l’avait jamais vu renvoyer quelqu’un faisant appel à son immense savoir.

Si cet énorme amas de livres ne représentait pas un spectacle extraordinaire, Perlmutter, lui, en était un. Julia le contemplait ouvertement. Son visage, cramoisi par des années d’excès de nourriture et de boisson, se voyait à peine sous la masse ondulée de ses cheveux gris et sa barbe épaisse. Le nez, sous les yeux bleu clair, n’était qu’un petit bouton rouge. Les lèvres épaisses se cachaient sous une moustache aux extrémités relevées.

Il n’était pas obèse, mais débordant et pas flasque du tout. Massif comme une sculpture de bois. La plupart des gens qui le voyaient pour la première fois pensaient qu’il était sans doute plus jeune qu’il n’en avait l’air. Mais St. Julien Perlmutter avait 71 ans et était aussi solide qu’on peut l’être.

Ami très proche du père de Pitt, le sénateur George Pitt, Perlmutter connaissait Dirk depuis sa naissance. Au fil des années s’était établi un lien solide entre eux au point que Perlmutter était devenu une sorte d’oncle préféré.

Il fit asseoir Pitt et Julia autour d’une énorme porte d’écoutille restaurée et laquée qui lui servait de table de salle à manger. Il posa devant eux des verres de cristal qui avaient autrefois agrémenté la salle à manger des premières classes de l’ancien transatlantique italien de luxe, l’Andréa Doria.

Julia admira l’image gravée du navire sur son verre dans lequel Perlmutter versa un porto hors d’âge.

— Je croyais que l’Andréa Doria reposait au fond de l’océan.

— Il y repose en effet, dit Perlmutter en tortillant le bout de sa moustache grise. Dirk a remonté un coffret de verres à vin au cours d’une plongée qu’il a faite il y a cinq ans sur l’épave et me les a gentiment offerts. Dites-moi ce que vous pensez de ce porto.

Julia fut flattée que ce fin connaisseur lui demande son avis. Elle but une gorgée du liquide rubis et prit une expression ravie.

— Il a un goût merveilleux !

— Bon, bon. (Il lança à Pitt le regard qu’il aurait adressé à un clochard abandonné sur un banc.) À toi, je ne te demande pas ton avis, car ton goût va plutôt vers le banal.

Pitt fit semblant de se sentir insulté.

— Vous ne reconnaîtriez pas un bon porto même si vous vous noyiez dedans ! Tandis que moi, c’est avec ça que j’ai été baptisé.

— Je vais regretter de t’avoir laissé entrer ! grogna Perlmutter. Mais Julia ne fut pas dupe.

— Vous faites toujours ce genre de comédie, vous deux ?

— Seulement quand nous nous retrouvons, avoua Pitt en riant.

— Qu’est-ce qui vous amène à cette heure tardive ? demanda Perlmutter en faisant un clin d’œil à Julia. Ce n’est sûrement pas pour ma conversation spirituelle ?

— Non, admit Pitt. C’est pour savoir si vous avez entendu parler d’un bateau qui a quitté le port vers 1948 avec un chargement d’objets d’art chinois historiques et qui a disparu.

Perlmutter leva son verre à la hauteur de ses yeux et fit tourner le porto. Il prit une expression pensive comme si son esprit encyclopédique fouillait les cellules de son cerveau.

— Je crois me rappeler que ce navire s’appelait le Princesse Dou Wan. Il a disparu avec tout son équipage quelque part au large de l’Amérique centrale. On n’a jamais rien retrouvé ni du navire ni de son équipage.

— Existe-t-il une trace écrite de ce qu’il transportait ? Perlmutter secoua la tête.

— On dit qu’il transportait une riche cargaison d’objets anciens, mais qu’il n’y a pas de liste précise. Rien que de vagues rumeurs, en réalité. Et rien qui puisse prouver que cette histoire soit vraie.

— Comment appelez-vous ça ? demanda Pitt.

— Un autre des mystères de la mer. Je ne peux pas te dire grand-chose sauf que le Princesse Dou Wan était un navire de passagers qui avait connu de meilleurs jours et qui était promis au chantier de démolition. Un beau bateau dans sa jeunesse. On l’appelait « la perle de la mer de Chine ».

— Alors comment a-t-il fini par se perdre au large de l’Amérique centrale ? Perlmutter haussa les épaules.

— Comme je te le disais, c’est un des mystères de la mer. Pitt secoua vigoureusement la tête.

— Je ne suis pas d’accord. S’il y a une énigme, elle a été montée par des hommes. Un navire ne disparaît pas comme ça, à 5 000 milles de l’endroit où il est supposé se trouver.

— Attends, je vais sortir ce que j’ai sur le Princesse. Je crois que c’est dans un livre rangé sur le piano.

Il souleva sa lourde carcasse et sortit de la salle à manger. En moins de deux minutes, Pitt et Julia l’entendirent s’exclamer depuis une autre pièce :

— Ah ! Voilà !

— Avec tous ces livres, il sait exactement où se trouve ce qu’il cherche ? s’étonna Julia.

— Il pourrait vous nommer tous les livres qui sont dans cette maison, l’endroit exact où chacun se trouve et quelle place il occupe dans la pile, en haut ou en bas, à gauche ou à droite de son rayonnage.

Pitt avait à peine fini sa phrase que Perlmutter revenait. Lorsqu’il passa la porte, ses épaules frottèrent le chambranle. Il tenait un gros volume relié de cuir au titre frappé à la feuille d’or : « Histoire des lignes maritimes de l’Orient. »

— C’est le seul récit officiel que j’aie jamais lu sur le Princesse Dou Wan qui donne le détail de ses années de service. Perlmutter s’assit, ouvrit le livre et commença à lire.

— Il a été construit et lancé la même année, 1913, par les chantiers Harland et Wolff de Belfast pour les lignes à vapeur Singapore Pacific. À l’origine, il s’appelait le Lanai. En gros, il jaugeait un peu moins de 11 000 tonneaux, mesurait 150 mètres de long et 30 mètres de large. C’était un assez beau navire pour l’époque.

Il s’arrêta pour leur montrer une photo du bateau naviguant sur une mer calme, avec un filet de fumée s’élevant de son unique cheminée. La photo était en couleurs et montrait la traditionnelle coque noire, une superstructure blanche surmontée d’une haute cheminée verte.

— Il pouvait transporter 510 passagers dont 55 en première classe, poursuivit Perlmutter. À l’origine, il fonctionnait au charbon, mais, en 1920, il est passé aux moteurs à essence. Vitesse maximum 17 noeuds. Il a fait son voyage inaugural en décembre 1913, de Southampton à Singapour. Jusqu’en 1931, la plupart de ses trajets se sont faits entre Singapour et Honolulu...

— Ça devait être confortable et reposant de traverser les mers du Sud à cette époque-là, remarqua Julia.

— Les passagers n’étaient pas aussi stressés et occupés il y a 80 ans, dit Pitt. Quand le Lanai est-il devenu le Princesse Dou Wan ? demanda-t-il à Perlmutter.

— Il a été vendu aux Canton Lines de Shanghai en 1931. De cette date jusqu’à la guerre, il a transporté des passagers et des marchandises aux ports du sud de la mer de Chine. Pendant la guerre, il a servi de transport de troupes pour les Australiens. En 1942, alors qu’il débarquait des troupes et leurs équipements en Nouvelle-Guinée, il a été attaqué par l’aviation japonaise et sévèrement endommagé, mais il est retourné à Sydney malgré son état pour y être réparé. Son dossier est impressionnant pendant la guerre. De 1940 à 1945, il a transporté plus de 80 000 hommes en zones dangereuses, esquivant l’aviation ennemie, les sous-marins et les navires de guerre et subissant de gros dommages au cours de sept attaques successives.

— Cinq années à naviguer sur les eaux infestées de Japonais, remarqua Pitt. C’est un miracle qu’il n’ait pas été coulé !

— Quand la guerre s’acheva, le Princesse Dou Wan fut rendu aux Canton Lines et à nouveau remis en état pour le transport de passagers. Il a alors repris du service entre Hong Kong et Shanghai. Puis, à la fin de l’automne 1948, on l’a mis à la retraite et envoyé aux chantiers de démolition de Singapour.

— Démolition ? releva Pitt. Vous avez dit qu’il avait coulé au large de l’Amérique centrale ?

— Son destin devient vague, admit Perlmutter en sortant plusieurs feuilles volantes du livre. J’ai rassemblé toutes les informations que j’ai pu trouver et j’en ai fait un résumé. Tout ce dont on est sûr, c’est qu’il n’est jamais allé au chantier de démolition. Le dernier rapport vient d’un opérateur radio d’une station navale de Valparaiso, au Chili. Selon le rapport de cet opérateur, un navire du nom de Princesse Dou Wan a émis une série de signaux de détresse, disant qu’il prenait l’eau et gîtait sérieusement sous un violent orage, à 200 milles à l’ouest. Les demandes de renseignements restèrent sans réponse. Puis sa radio cessa d’émettre et on n’entendit plus jamais parler de lui. On a fait des recherches, mais on n’a trouvé aucune trace du navire.

— Se peut-il qu’il y ait eu un autre Princesse Dou Wan[32] demanda Julia.

Perlmutter fit non de la tête.

— Le Registre international des Navires n’a qu’un seul Princesse Dou Wan entre 1950 et aujourd’hui. Mais le signal a pu être émis comme un leurre par un autre navire chinois.

— D’où vient le bruit que des objets d’art chinois étaient à bord ? demanda Pitt. Perlmutter leva les mains en signe d’ignorance.

— Un mythe, une légende, la mer en est pleine. Mes seules sources viennent de travailleurs des docks peu crédibles et de soldats nationalistes chinois qui soi-disant chargèrent le navire. L’un d’eux a prétendu qu’une caisse s’était brisée pendant qu’on la montait à bord et qu’il a vu un cheval caracolant en bronze.

— Comment avez-vous obtenu ces renseignements ? s’étonna Julia, émerveillée par la connaissance qu’avait Perlmutter des désastres maritimes.

— Par un ami chercheur chinois, répondit l’historien en souriant. J’ai dans le monde entier des sources de renseignements auxquelles je me fie. On m’envoie des livres et toutes sortes d’informations ayant trait aux naufrages chaque fois qu’il paraît quelque chose. Les informateurs savent que je paie largement tout article concernant des théories nouvelles et des faits découverts. L’histoire du Princesse Dou Wan m’a été communiquée par un vieil ami qui est, en Chine, un historien réputé et un chercheur de premier plan, il s’appelle Zhu Kwan. Il y a des années que nous correspondons et échangeons des informations maritimes. C’est lui qui a mentionné la légende qui entoure ce navire et son trésor supposé.

— Zhu Kwan a-t-il pu vous donner la liste des objets d’art transportés ? demanda Pitt.

— Non, il dit seulement que ses recherches le poussent à croire qu’avant que les troupes de Mao ne prennent Shanghai, Tchang-Kaï-Chek a nettoyé tous les musées, galeries d’art et collections privées de Chine. La liste des objets anciens avant la Seconde Guerre mondiale est assez rudimentaire, c’est le moins qu’on puisse dire. Tout le monde sait qu’après la prise de pouvoir par les Communistes, on n’a trouvé que fort peu d’objets anciens. Tout ce qu’on peut voir actuellement en Chine a été découvert au cours de fouilles réalisées depuis 1948.

— On n’a jamais retrouvé aucun des trésors perdus ?

— Pas que je sache, admit Perlmutter. Et Zhu Kwan ne le croit pas non plus. Pitt finit son verre de porto.

— Ainsi, une grande partie de l’héritage de la Chine repose peut-être au fond de l’eau ? Julia eut l’air étonné.

— Tout ceci est très intéressant, mais je ne vois pas ce que ça a à voir avec les opérations illégales de Qin Shang et son commerce d’immigrants clandestins.

Pitt lui prit la main et la serra.

— Votre service de l’INS, la CIA et le FBI peuvent frapper Qin Shang et son empire pourri de front et sur les côtés. Mais son obsession des antiquités chinoises perdues ouvre une porte par laquelle la NUMA pourrait bien le frapper par-derrière, là où il s’y attend le moins. St. Julien et moi allons devoir mettre les bouchées doubles. Mais nous sommes très forts à ce petit jeu. Ensemble, nous formons une équipe de chercheurs bien supérieure à toutes celles que Qin Shang pourra rassembler.

Pitt se tut un instant et son visage se détendit.

— Maintenant, tout ce que nous avons à faire, c’est de trouver le Princesse Dou Wan avant Qin Shang.

**

La nuit était jeune encore quand Pitt et Julia quittèrent l’ancienne écurie de St Julien Perlmutter. Pitt fit faire demi-tour à la Duesenberg et sortit de la ruelle sur l’avenue. Il s’arrêta avant de se plonger dans la circulation. Les deux camionnettes Ford conduites par les gardes du corps spéciaux de la société de protection engagés par Peter Harper n’étaient pas garées le long du trottoir pour attendre leur retour. Apparemment, elles n’étaient nulle part.

— On dirait que nous avons été abandonnés, remarqua Pitt, le pied fermement appuyé sur la pédale de frein. Julia parut étonnée.

— Je ne comprends pas. Je ne vois aucune raison pour laquelle ils nous auraient laissés tomber.   .

— Peut-être nous ont-ils trouvés barbants et sont-ils partis dans un bar voir un match de basket à la télévision.

— Ce n’est pas drôle ! dit sèchement Julia.

— Alors, c’est du déjà vu et ça recommence, nota Pitt avec un calme trompeur.

Il se pencha par-dessus Julia, plongea la main dans la poche de la portière et en retira le vieux colt 45 qu’il avait rechargé. Il le lui tendit.

— J’espère que vous n’avez pas perdu la main depuis notre escapade au lac Orion.

Elle secoua vivement la tête.

— Vous exagérez le danger !

— Certainement pas. Il y a quelque chose de résolument anormal. Prenez le Colt et, si nécessaire, tirez.

— Il doit y avoir une explication simple à la disparition des camionnettes.

— Ecoutez la nouvelle manifestation du don de double vue de Pitt. Les poches de l’ENS ne sont pas aussi profondes que celles de la Qim Shang Maritime Limited. Je subodore que les gardes spéciaux de Harper ont été payés le double pour ramasser leurs billes et rentrer chez eux.

 

Julia sortit vivement l’émetteur de son sac.

— Ici Dragon Lady. À vous, Ombre, donnez-moi votre position. Elle attendit patiemment une réponse qui ne vint pas. Elle répéta quatre fois le message sans plus de succès.

— C’est inexcusable ! dit-elle d’un ton rageur.

— Pouvez-vous joindre quelqu’un d’autre avec votre émetteur ?

— Non, il ne porte qu’à trois kilomètres.

— Alors il est temps de...

Pitt ne finit pas sa phrase. Les deux camionnettes venaient d’apparaître au coin de la rue et de se positionner de chaque côté de la Duesenberg, toujours arrêtée au bout de l’allée. Elles laissaient à peine assez de place aux larges pare-chocs pour se faufiler entre elles. Leurs phares étaient éteints, seuls luisaient les feux de parking. Les silhouettes, dans les cabines, étaient vagues à travers les vitres teintées.

— Je savais bien qu’il n’y avait rien d’anormal, dit Julia en lançant à Pitt un regard entendu. Elle reprit l’émetteur.

— Ombre, ici Dragon Lady. Pourquoi avez-vous quitté votre position près de la villa ? Cette fois, la réponse fut immédiate.

— Désolés, Dragon Lady. Nous avons cru bon de faire le tour du pâté de maisons pour voir s’il n’y avait pas de véhicule suspect. Si vous êtes prêts à partir, donnez-nous votre destination.

— Je ne marche pas, dit Pitt, vérifiant la distance entre les camionnettes tout en jaugeant la circulation de la rue. Une camionnette aurait dû rester en position pendant que l’autre faisait sa ronde. Vous êtes un agent, dois-je vous le rappeler ?

— Peter n’aurait jamais engagé des irresponsables, dit fermement Julia. Il ne travaille pas comme ça.

— Ne répondez pas tout de suite, dit sèchement Pitt. (Le danger, comme une petite lampe rouge, clignotait déjà dans sa tête.) On nous a doublés. Je vous parie ce que vous voudrez que ces types-là ne sont pas ceux que Harper a engagés.

Pour la première fois, le regard de Julia refléta une certaine appréhension.

— Si vous avez raison, qu’est-ce que je leur dis ? Pitt ne montra pas qu’il croyait leurs vies en danger. Son visage resta calme, mais son esprit tournait vite.

— Dites que nous allons chez moi à l’aéroport national de Washington.

— Vous habitez dans un aéroport ?

— Depuis près de vingt ans. En réalité, j’habite sur la périphérie.

Julia haussa les épaules et, sans chercher à comprendre, transmit l’information aux chauffeurs tandis que Pitt sortait un téléphone cellulaire de dessous le siège.

— Maintenant, appelez Harper. Expliquez-lui la situation et dites-lui que nous nous dirigeons vers le Lincoln Mémorial. Dites-lui que je vais tenter de retarder notre arrivée pour qu’il ait le temps d’organiser une interception.

Julia composa un numéro et attendit qu’on lui réponde. Après avoir donné son numéro d’identification, elle eut Peter Harper qui était chez lui et se détendait en famille. Elle lui communiqua le message de Pitt, écouta en silence puis coupa la ligne. Elle regarda Pitt sans expression.

— L’aide est en route. Peter vous fait dire qu’étant donné ce qui s’est passé dans votre hangar cet après-midi, il regrette de n’avoir pas été plus attentif à l’éventualité de problèmes.

— Est-ce qu’il envoie des policiers au Mémorial pour les intercepter ?

— Il les contacte en ce moment même. Vous ne m’avez pas dit ce qui était arrivé dans votre hangar.

— Ce n’est pas le moment.

Julia commença à dire quelque chose, se ravisa et dit simplement :

— N’aurions-nous pas dû attendre ici qu’on vienne nous chercher ? Pitt considéra les camionnettes garées tranquillement, mais de façon inquiétante le long du trottoir.

— Je ne peux pas rester ici à attendre un créneau dans la circulation ou nos copains vont penser que je mijote quelque chose. Quand nous aurons rejoint Massachusetts Avenue et que nous aurons plongé dans le flot principal de la circulation, nous serons relativement tranquilles. Ils ne se risqueront pas à nous attaquer devant une centaine de témoins.

— Vous pourriez appeler le 911 sur votre téléphone portable et leur demander d’envoyer une voiture de patrouille dans le coin.

— Si vous étiez standardiste, est-ce que vous avaleriez une histoire pareille ? Prendriez-vous la responsabilité d’envoyer des voitures de patrouilles au Lincoln Mémorial pour chercher une Duesenberg de 1920 rouge et marron poursuivie par des tueurs ?

— Je suppose que non, admit Julia.

— Mieux vaut laisser Harper appeler le détachement.

Il baissa le gros levier de vitesse en première et entra dans l’avenue en accélérant, tourna à gauche pour que les camionnettes perdent du temps à faire la même chose pour les suivre. Il gagna près de 100 mètres avant d’apercevoir les feux de la camionnette de tête remonter vers son pare-chocs arrière. Deux pâtés de maisons plus loin, il pénétra à toute vitesse dans Massachusetts Avenue et commença à zigzaguer dans le flot nocturne des voitures.

Julia se raidit lorsqu’elle vit l’aiguille du compteur de vitesse osciller autour de 105 km/h.

— Cette voiture n’a pas de ceintures de sécurité ?

— On n’y avait pas pensé en 1929.

— Vous roulez terriblement vite !

— Je ne connais pas de meilleur moyen d’attirer l’attention que de dépasser la vitesse limite dans une voiture vieille de 70 ans pesant au moins 4 tonnes.

— J’espère que vous avez de bons freins !

 

Julia se résignait à la poursuite, l’esprit encore confus.

— Ils ne sont pas aussi sensibles que les freins modernes, mais si j’écrase la pédale assez fort, ils fonctionneront très bien.

Julia serra le Colt, mais n’enleva pas le cran de sûreté. Elle avait du mal à accepter l’affirmation de Pitt et à penser que leurs vies étaient en danger. Que les gardes du corps les aient laissés tomber lui paraissait trop incroyable.

— Pourquoi moi ? grognait Pitt en pilotant son monstre autour de Mount Vermont Square.

Les freins hurlaient, les têtes se tournaient sur les trottoirs où on les regardait avec incrédulité.

— Me croirez-vous si je vous dis que c’est la seconde fois cette année qu’avec une jolie femme, je dois échapper à des requins qui me pourchassent dans les rues de Washington ?

— Ça vous est déjà arrivé ? dit-elle en ouvrant de grands yeux.

— L’autre fois, je conduisais une voiture de sport, ce qui était beaucoup plus facile[33].

Pitt mit le bouchon de radiateur luisant dans la ligne de New Jersey Avenue avant de virer à angle droit dans First Street puis accéléra vers le Capitole et son Mall. Lorsque des voitures le gênaient, il les effrayait à grands coups de Klaxon qu’amplifiaient deux gros cornets sous les phares massifs. Il manipulait violemment l’épais volant et filait à toute vitesse au milieu de la circulation importante de la rue.

Les camionnettes étaient toujours sur sa piste. Comme elles avaient plus d’accélération que lui, elles s’étaient rapprochées au point que leurs reflets emplissaient le rétroviseur en haut et au centre du pare-brise. Bien que la Duesenberg eût été capable de les semer sur une rue assez longue et droite, ce n’était pas une voiture capable de battre des records sur courte distance. Pitt devait sans cesse passer de seconde en troisième et la boîte de vitesses criait comme une sirène.

Le moteur géant avec son double arbre à cames en tête tournait sans effort et très vite. La circulation diminua un peu et Pitt put faire donner à la Duesenberg tout ce dont elle était capable. Il ralentit un peu pour prendre le sens giratoire autour du monument à la Paix derrière l’immeuble du Capitole. Puis, avec un autre rapide coup de volant, la Duesenberg se jeta des quatre roues autour du Garfield Monument, contourna Reflecting Pool et fila dans Maryland Avenue vers le musée de l’Air et de l’Espace.

Derrière eux, malgré le grondement du pot d’échappement, ils entendirent le bref sifflement saccadé d’une mitraillette. Le rétroviseur latéral au-dessus du cache-pneu de secours sur l’aile avant gauche vola en éclats. Le tireur régla rapidement son angle et un déluge de balles mit en pièces l’encadrement supérieur du pare-brise, faisant éclater la vitre qui gicla comme de la grêle sur le capot de la voiture. Pitt se baissa derrière le volant, saisissant de la main droite Julia par les cheveux et l’obligeant à se coucher sur le siège de cuir.

 

— Voilà qui conclut la partie la plus amusante du programme, murmura-t-il. Et maintenant, on abandonne les manœuvres de dégonflés.

— Oh ! Mon Dieu ! Vous aviez raison ! lui cria Julia à l’oreille. Ils sont bien là pour nous tuer !

— Je vais rouler tout droit pour que vous puissiez tirer sur eux.

— Pas avec une telle circulation ! Pas dans ces rues ! répondit-elle. Je ne pourrais plus me regarder en face si je frappais un enfant innocent !

Pour toute réponse, il donna à la voiture un mouvement brusque de côté tout en traversant Third Street comme une fusée. Il heurta le bord du trottoir central et atterrit sur l’herbe de Capitol Mall. Les gros pneus de 750 x 17 pieds de large n’eurent guère de réaction au choc. Des touffes d’herbe volèrent sous le patinage des roues arrière et rejaillirent autour des ailes arrière comme des obus. Julia fit ce que toute femme aurait fait dans de telles circonstances. Elle hurla.

— Vous ne pouvez pas rouler au milieu du Mall ! cria-t-elle.

— Bien sûr que si, nom de Dieu, et j’ai bien l’intention de continuer aussi longtemps que je vivrai pour le raconter !

Sa manœuvre, qui semblait follement et totalement inattendue, eut le résultat escompté. Le conducteur de la camionnette de tête chassa avec ténacité la Duesenberg, montant à son tour sur le terre-plein herbeux du Mail et y laissa ses quatre pneus. Le choc de la barre de béton fut si violent qu’ils éclatèrent avec une série de claquements. Les pneus des camionnettes, beaucoup plus petits et plus modernes, ne pouvaient encaisser le choc avec l’aisance des gros pneumatiques de la Duesenberg à accouplement élastique.

Le conducteur de la seconde camionnette choisit la discrétion, vérifia sa vitesse, freina et monta plus doucement sur le terre-plein sans abîmer ses pneus. Les occupants du premier véhicule – ils étaient deux – abandonnèrent à toute allure la camionnette et sautèrent par la portière latérale de l’autre. Puis, avec entêtement, ils reprirent la chasse, poursuivant la Duesenberg sur le terre-plein du Mail à l’étonnement des centaines de témoins qui rentraient chez eux après un concert en plein air d’un orchestre de la marine au Navy Mémorial. L’expression choquée de ces gens allait de l’incompréhension totale à la stupéfaction en voyant l’énorme voiture aux lignes si harmonieuses dévaler le Mall entre le musée de l’Air et de l’Espace et la National Gallery of Art. Des groupes de promeneurs ou de joggers, sur les trottoirs du Mall, se mirent soudain à essayer de rattraper en courant les véhicules qui roulaient comme des fous, certains qu’ils allaient assister à un accident.

 

La Duesenberg accélérait toujours, le pied de Pitt à fond sur la pédale. La longue voiture traversa Seventh Street, se faufilant autour des véhicules, Pitt luttant tenacement avec le volant. Sa voiture répondait incroyablement bien. Plus elle allait vite, plus elle paraissait stable. Tout ce qu’il avait à faire, c’était de lui indiquer où il voulait aller et elle obéissait. Il poussa un bref soupir de soulagement en voyant que le croisement de Fourteenth Street était dégagé. Les rétroviseurs latéral et central avaient été mis en pièces par la précédente salve de mitraillette et il ne pouvait se permettre de jeter un coup d’œil en arrière pour voir si la camionnette de ses poursuivants se rapprochait suffisamment pour commencer à tirer.

— Jetez un coup d’œil par-dessus le siège et dites-moi à quelle distance ils sont, cria-t-il à Julia.

D’un coup de pouce, elle ôta le cran de sûreté du Colt et en dirigea le canon vers l’arrière, en s’appuyant sur le dossier du siège.

— Ils ont ralenti quand ils ont heurté le terre-plein des deux derniers croisements. Mais ils regagnent du terrain. Je peux presque voir le blanc de l’œil du conducteur.

— Alors vous pouvez commencer à tirer sur eux.

— Nous ne sommes pas en pleine nature comme au lac Orion. Il y a des piétons partout. Je ne peux pas risquer d’atteindre quelqu’un d’une balle perdue.

— Alors, attendez d’être sûre de ne pas les manquer.

Les hommes qui tiraient par les fenêtres de la camionnette n’avaient pas autant de scrupules. Ils déversèrent une nouvelle salve sur la Duesenberg, perçant la grosse malle arrière. Le claquement des balles se mêlait à celui qu’elles faisaient en sortant des canons des armes.

Pitt tirait vivement sur son volant, tâchant d’éviter la fusillade et les balles sifflant sur le côté droit de la voiture.

— Ces types n’ont pas votre sensibilité vis-à-vis de leur prochain, dit-il, heureux d’avoir pu éviter les voitures qui croisaient son chemin.

Pitt aurait bien voulu posséder une baguette magique pour arrêter la circulation. Il traversa en trombe Fifteenth Street, manquant de peu un camion de presse. La Duesenberg glissa des quatre roues pour éviter une berline noire Ford modèle Crown Victoria qui avait remplacé la plupart des limousines attribuées aux membres du gouvernement. Il se demanda un instant quel personnage important se trouvait à l’intérieur. Il se sentait momentanément réconforté en sachant que la camionnette devait ralentir pour négocier les bords des trottoirs.

L’imposant Washington Monument se dressa soudain sur le chemin de la voiture. Pitt contourna l’obélisque illuminé et enfila la rue légèrement en pente qui partait en face. Julia était toujours incapable de viser correctement tandis que Pitt se concentrait pour faire passer le Monument à la Duesenberg sans perdre le contrôle sur l’herbe glissante. Ils se dirigeaient maintenant vers le Lincoln Mémorial, au bout du Mall.

Quelques secondes plus tard, ils arrivaient à la Seventeenth Street. Grâce au ciel, il y avait une interruption du flot de la circulation que Pitt put traverser sans mettre d’autres voitures en danger. Malgré la fantastique poursuite dans les avenues de Washington et le long du Mall, il ne vit aucun feu rouge clignotant, n’entendit aucune sirène indiquant que des voitures de police s’étaient mêlées à la poursuite. S’il avait essayé de faire la même chose en toute autre occasion, il aurait été arrêté pour conduite dangereuse avant d’avoir parcouru cent mètres.

Pitt eut un bref moment de répit tandis qu’il longeait à toute vitesse Reflecting Pool et les jardins de la Constitution. Presque droit devant lui, un peu plus loin, le Potomac. Par-dessus son épaule, il regarda la camionnette qui rattrapait son retard sur la Duesenberg. Ses phares étaient si proches qu’on aurait pu lire le journal. La lutte était par trop inégale. La Duesenberg avait beau être une magnifique automobile comparée à toutes les autres, c’était comme si un chasseur de gros gibier poursuivait un éléphant dans un véhicule de brousse. Il savait que ses poursuivants savaient qu’il allait manquer d’espace. S’il tournait à droite vers Constitution Avenue, ils pourraient facilement lui couper la route. À sa gauche, le long Reflecting Pool s’étendait presque jusqu’au Mémorial de marbre blanc. La barrière d’eau semblait infranchissable. Mais au fait, l’était-elle vraiment ? Il poussa vivement Julia hors du siège, sur le plancher.

— Baissez-vous et tenez-vous bien !

— Qu’allez-vous faire ?

— Une promenade sur l’eau.

— Vous n’êtes pas seulement dérangé, vous devenez fou furieux !

— C’est rare comme combinaison, dit calmement Pitt. Son visage était concentré, les yeux brillants comme ceux d’un aigle tournoyant au-dessus d’un lièvre. Avec un curieux air de détachement. Pour Julia, qui le regardait d’en bas sous le tableau de bord, il semblait aussi implacablement déterminé qu’un écumeur des mers fonçant vers une plage. Puis elle le vit tourner vivement le volant sur la gauche, envoyant la Duesenberg glisser latéralement dans l’herbe à plus de 100 kilomètres à l’heure. Les grosses roues arrière patinèrent follement, arrachant l’herbe comme des meules géantes et manquant de justesse les grands arbres espacés de 7 mètres le long du bassin.

Après ce qui parut une éternité, les pneus creusèrent et adhérèrent au sol meuble, envoyant la voiture au-delà d’un point de non-retour. Son immense masse fit une embardée et plongea dans le bassin.

Le lourd châssis d’aluminium, poussé par toute la force de son puissant moteur, déclencha une gerbe d’eau en une énorme explosion blanche devant elle et sur ses flancs comme les chutes du Niagara inversées. Le choc monstrueux fit hurler la Duesenberg d’un pare-chocs à l’autre tandis qu’elle s’enfonçait lourdement, poussant ses pneus énormes vers le fond en béton où les sculptures de ses pneus rebondirent et poussèrent la voiture en avant comme une grosse baleine chargeant dans la mer une femelle en chaleur.

L’eau fut soulevée, passa au-dessus du capot, envahit par le pare-brise cassé l’intérieur de la voiture, inondant Pitt et noyant Julia. Ignorant les intentions exactes de Pitt, elle fut pétrifiée de se trouver soudain au centre d’un déluge. Quant à Pitt, frappé par la force du torrent, il lui sembla plonger dans une vague déferlante que seul un surfeur pouvait apprécier.

Il n’y avait aucune herbe au fond du bassin. Les services des Parcs le drainaient et le nettoyaient régulièrement. La distance entre la surface de l’eau et le haut de la bordure n’était que de 20 cm, le fond du bassin incurvé ne mesurait que 30 cm autour des murs et au maximum 75 cm au centre. Et 50 cm séparaient le fond du sommet du muret du tour.

 

Pitt pria pour que le moteur ne soit pas noyé. Il savait que l’allumage était à 1,20 mètre au-dessus du sol. Là, il ne devait pas y avoir de problème. Mais il était inquiet pour les bougies. Elles se trouvaient entre les arbres à cames à 90 cm sur le nez.

Le Reflecting Pool mesurait exactement 48 mètres de large. Il semblait impossible que la Duesenberg puisse passer un pareil obstacle. Pourtant elle traversa comme un bulldozer cette vallée ouverte, son moteur produisant bravement le couple nécessaire aux roues arrière et ce sans se noyer. Elle avait parcouru près de 10 mètres vers le bord opposé du bassin quand soudain l’eau autour d’elle explosa en un nuage de petits geysers.

— Saloperie de mules entêtées ! murmura-t-il.

Il serra si fort le volant que ses jointures blanchirent. La camionnette des poursuivants s’était arrêtée au bord du bassin et ses occupants, descendus en vitesse, tiraient en rafales sur la grosse voiture dans l’eau. Le choc et l’incrédulité leur avaient fait perdre une bonne minute, ce qui avait presque permis à Pitt d’atteindre l’autre bord. Réalisant que c’était leur dernière chance, ils canardaient la Duesenberg barbotante, apparemment sourds aux sirènes et aux gyrophares qui convergeaient vers eux de la Twenty-Third Street et de Constitution Avenue. Ils se rendirent compte trop tard de leur situation difficile. À moins de suivre Pitt de l’autre côté du bassin, ce qui était à peu près aussi inimaginable que d’avoir soudain des ailes et s’envoler vers la lune, étant donné leurs roues plus petites et plus modernes, il ne leur restait que l’alternative d’échapper le plus vite possible aux voitures de police. Sans perdre de temps à se consulter, ils sautèrent dans la camionnette et virèrent sur 180 degrés pour retraverser le Mall vers Washington Monument.

La Duesenberg grimpait maintenant le fond de la pente du bassin vers le bord. Pitt ralentit la voiture, jaugeant la hauteur du muret par rapport à la taille de ses pneus avant. Il passa en première. Les engrenages de la boîte à trois vitesses non synchronisées protestèrent en hurlant, mais se mirent finalement en place. Puis, trois mètres avant d’arriver au muret, il enfonça la pédale de l’accélérateur aussi fort qu’il put, profitant de la pente du bassin pour soulever l’avant de la voiture.

— Allez ! Vas-y ! supplia-t-il, passe par-dessus ce muret !

Comme si elle avait bien un esprit et un coeur mécaniques, la vieille Duesenberg répondit par une brusque accélération qui lui fit lever l’avant, permettant tout juste au pare-chocs avant de passer par-dessus le bord du bassin, suivi par les roues qui se retrouvèrent enfin sur le sol plat.

La Duesenberg avait environ 30 cm de garde au sol, mais cela ne suffisait pas pour que le bas de son châssis passe sans encombre. Elle s’inclina en pente raide puis on entendit un choc suivi d’un raclement à fendre l’âme et un bruit de métal déchiré. Pendant un instant, la voiture parut suspendue puis son élan la projeta en avant et elle sauta comme si elle mettait toute sa force à sortir du bassin de béton jusqu’à ce que ses quatre roues soient à nouveau sur l’herbe du Mall.

Ce n’est qu’à ce moment que le moteur commença à avoir des ratés.

 

Presque comme un chien de chasse sortant d’une rivière avec un gibier d’eau dans la gueule, la Duesenberg frissonna, se secoua comme pour rejeter l’eau qui avait envahi sa carrosserie puis repartit tant bien que mal. Après une centaine de mètres, le ventilateur derrière le radiateur et la chaleur du moteur agirent ensemble pour sécher l’eau qui avait éclaboussé et presque noyé ses quatre bougies. Bientôt, ses huit cylindres reprirent vie comme si rien ne s’était passé.

Julia se redressa en crachotant et regarda par la vitre arrière la camionnette qui tentait d’échapper aux quatre voitures de police qui la poursuivaient. Elle secoua le bas de sa robe trempée et passa une main dans ses cheveux pour tenter de se rendre présentable.

— Je ne sais pas à quoi je ressemble. Ma robe et mon manteau sont fichus. Elle lança à Pitt un regard furieux puis son expression s’adoucit.

— Si vous ne m’aviez pas sauvé la vie pour la seconde fois en deux semaines, je vous obligerais à m’acheter un nouvel ensemble.

Il se tourna vers elle et sourit en conduisant la Duesenberg vers le bas d’Indépendance Avenue, traversa le Mémorial Bridge vers l’aéroport national de Washington et son hangar.

— Je vais vous dire quelque chose. Si vous êtes bien gentille, je vous emmènerai chez moi, je ferai sécher vos vêtements et je vous réchaufferai d’une bonne tasse de café.

Les yeux gris ne cillèrent pas. Elle posa une main sur son bras et murmura :

— Et si je ne suis pas gentille ?

Pitt rit, en partie parce qu’il venait d’échapper à un nouveau piège mortel et en partie à cause de l’apparence dépenaillée de Julia qui essayait sans succès de cacher les parties de son corps que révélait le tissu mouillé.

— Continuez comme ça et vous n’aurez pas de café !

**

Le soleil glissait lentement sur le rebord des toits quand Julia émergea lentement des brumes du sommeil. Elle avait l’impression de flotter, son corps ne pesait plus rien. Elle ouvrit les yeux, reprit ses esprits et commença à étudier ce qui l’entourait. Elle était seule sur un très grand lit au milieu d’une pièce qui ressemblait à la cabine du commandant d’un vieux voilier. Il n’y manquait rien, ni les murs recouverts de panneaux d’acajou, ni la petite cheminée. Tous les meubles, de la commode aux vitrines, venaient de vieux bateaux.

Comme la plupart des femmes, Julia était curieuse et les appartements des célibataires l’intriguaient. Elle pensait qu’on pouvait connaître le sexe opposé en étudiant son environnement. Certains hommes, comme le supposent les femmes, vivent comme des rats, ne rangent jamais rien et créent des formes de vie tout à fait personnelles dans leurs salles de bains et leurs réfrigérateurs. Faire un lit est pour eux aussi inimaginable que fabriquer des fromages de chèvre. Leur linge sale s’empile sur leurs machines à laver ou par terre près de leurs séchoirs dont le mode d’emploi reste attaché au bouton de mise en service.

Et puis il y a les maniaques de l’ordre qui vivent dans un environnement tel que seuls les spécialistes de l’asepsie peuvent apprécier. Ils éliminent furieusement et énergiquement les poussières, les épluchures et les taches de pâte dentifrice. Chaque meuble, chaque bibelot est posé à un endroit précis dont il ne bouge jamais. Leur cuisine peut passer avec succès l’inspection en gants blancs du plus difficile des professeurs d’hygiène.

L’appartement de Pitt se situait entre ces deux extrêmes. Bien rangé, sans désordre, il avait cet aspect d’indifférence masculine qui attire les femmes qui les visitent plus par hasard que fréquemment. Julia découvrait que Pitt était un homme préférant vivre dans le passé. Il n’y avait rien de moderne dans tout l’appartement. Même la plomberie de cuivre, dans la salle de bains et la cuisine, paraissait venir d’un vieux transatlantique.

Elle roula sur le flanc et regarda par la porte ouverte le living room où les étagères couvrant les murs étaient pleines de modèles réduits des épaves que Pitt et son équipe de la NUMA avaient découvertes et étudiées. Sur les autres murs figuraient des coupes de navires venant des ateliers des constructeurs et quatre marines de Richard De Rosset, un artiste contemporain américain, représentant des navires à vapeur du XIXe siècle. L’appartement dégageait un sentiment de confort très différent du côté grandiose que laisse derrière lui un décorateur à la mode.

Julia se rendit vite compte que l’appartement de Pitt ne devait rien à une quelconque main féminine. C’était le sanctuaire d’un homme intensément personnel, adorant et admirant les femmes, mais refusant de les laisser contrôler sa vie. Tout à fait le genre d’homme vers lequel les femmes se sentent attirées, celui qui avait avec elles des aventures débridées et des histoires de cour, mais qui ne les épousait jamais.

Elle sentit l’odeur du café venant de la cuisine, mais ne vit aucun signe de Pitt. Elle s’assit puis posa ses pieds nus sur le plancher. Sa robe et ses sous-vêtements étaient pendus dans un placard ouvert, sèches et repassés. Elle alla dans la salle de bains et sourit à son reflet dans le miroir en découvrant un plateau portant une brosse à dents neuve, un démaquillant, un gel de bain, de l’huile pour le corps, des accessoires de maquillage et un assortiment de brosses à cheveux. Elle ne put s’empêcher de se demander combien de femmes s’étaient tenues là avant elle, se regardant dans ce même miroir. Elle prit une douche dans ce qui ressemblait à un réservoir de cuivre puis s’essuya et se sécha les cheveux avec un séchoir électrique. Quand elle fut habillée, elle alla dans la cuisine vide, se servit une tasse de café et passa sur le balcon.

Pitt était en bas, en bleu de travail, en train de remplacer le pare-brise cassé de la Duesenberg. Avant de lui dire bonjour, elle regarda les voitures impeccables rangées dans l’immense hangar au-dessous d’elle.

Elle ne connaissait pas les marques de ces vieilles automobiles soigneusement rangées en lignes régulières, ni celle de l’avion trimoteur Ford, ni le Messerschmitt 262 à réaction posés l’un à côté de l’autre au fond du hangar. Il y avait aussi un vieux wagon de luxe très ancien posé sur des rails et, derrière, une sorte de baignoire avec un moteur hors-bord, perché sur une plate-forme à côté d’un objet bizarre qui ressemblait à la partie supérieure d’un voilier qu’on aurait attaché aux tubes de flottabilité d’un canot de survie. Un mât s’élevait au milieu avec des voiles de palmes tressées.

— Bonjour ! cria-t-elle.

Il leva les yeux et lui adressa un sourire provocant.

— Bonjour à vous, paresseuse !

— J’aurais pu rester couchée toute la journée.

— Aucune chance. L’amiral Sandecker a appelé pendant que vous dormiez. Votre patron et lui exigent notre présence dans une heure.

— Chez vous ou chez moi ? demanda-t-elle d’un ton léger.

— Chez vous, dans les bureaux de l’INS.

— Comment avez-vous fait pour nettoyer et repasser ma robe de soie ?

— Je l’ai plongée dans l’eau froide après que vous soyez endormie hier soir et je l’ai mise à sécher sur un cintre. Après, je l’ai repassée légèrement avec une pattemouille sèche en coton. À mon avis, elle est comme neuve.

— Vous êtes un sacré bonhomme, Dirk Pitt ! Je n’ai jamais connu d’homme aussi prévenant ni aussi novateur que vous. Est-ce que vous faites la même chose pour toutes les filles qui restent dormir ici ?

— Seulement pour les dames exotiques de lignée chinoise, répondit-il.

— Puis-je préparer le petit déjeuner ?

— Bonne idée ! Vous trouverez tout ce qui est nécessaire dans le frigo et dans le placard en haut à droite. J’ai déjà fait le café.

Elle hésita tandis que Pitt commençait à retirer le rétroviseur latéral cassé.

— Je suis désolée pour la voiture, dit-elle avec sincérité. Pitt haussa les épaules.

— Il n’y a aucun dégât que je ne puisse réparer.

— Vraiment, c’est une voiture superbe.

— Heureusement, les balles n’ont atteint aucune partie vitale.

— A propos des brutes de Qin Shang...

— Ne vous inquiétez pas. Il y a suffisamment de gardes qui patrouillent là-dehors pour monter un coup d’État dans un pays du tiers-monde.

— Je suis très embarrassée.

Pitt vit en levant les yeux que Julia, penchée sur la rampe du balcon, avait vraiment rougi de contrariété.

— Pourquoi ?

— Mes supérieurs de l’INS et mes collègues doivent savoir que j’ai passé la nuit ici et vont probablement faire des remarques déplaisantes derrière mon dos.

Pitt la regarda et sourit.

— Je raconterai à quiconque me le demandera que, pendant que vous dormiez, j’ai passé la nuit à travailler sur un arrière-train.

— Ce n’est pas drôle, dit-elle d’un ton fâché.

— Désolé, je voulais dire sur un différentiel arrière.

— J’aime mieux ça, dit Julia en se retournant.

D’un coup de tête, elle rejeta en arrière sa longue chevelure d’ébène et se dirigea vers la cuisine, ravie que Pitt se soit gentiment moqué d’elle.

Accompagnés de deux gardes du corps dans une berline blindée, Pitt et Julia furent conduits jusqu’à l’appartement de la jeune femme dans la communauté religieuse où elle put se changer et mettre quelque chose de plus conforme à sa fonction d’agent du gouvernement. Puis on les conduisit au Chester Arthur Building, très austère, sur Northwest I Street qui abritait le quartier général des services de l’Immigration et de la Naturalisation. Ils pénétrèrent l’immeuble de sept étages en pierre beige aux fenêtres noircies, depuis le parking souterrain jusqu’à un ascenseur qui les mena à la Division des Enquêtes. Là, ils furent accueillis par la secrétaire de Peter Harper qui les conduisit jusqu’à une salle de conférences.

Six hommes les y avaient précédés : l’amiral Sandecker, le commissaire principal Duncan Monrœ et Peter Harper, de l’INS, Wilbur Hill, un des directeurs de la CIA, Charles Davis, adjoint spécial du directeur du FBI, et Al Giordino. Tous se levèrent quand Pitt et Julia entrèrent. Tous sauf Giordino qui se contenta d’un salut silencieux, mais adressa à Julia un sourire contagieux. Les présentations furent faites très vite et chacun s’installa autour de la longue table de chêne.

— Bien, dit Monrœ à Pitt. On m’a dit que Mlle Lee et vous avez passé une soirée intéressante.

Le ton suggérait un double sens indubitable.

— Navrante serait plus approprié, répondit très vite Julia, pimpante dans un tailleur bleu marine éclairé d’un chemisier blanc et dont la jupe s’arrêtait juste au-dessus de ses genoux.

Pitt regarda Harper sans ciller.

— Tout se serait bien mieux terminé si les gardes du corps que vous avez engagés n’avaient pas essayé de nous envoyer à la morgue.

— Je regrette vivement cet incident, dit sérieusement Harper. Mais les circonstances ont échappé à notre contrôle. Pitt remarqua que Harper n’avait pas du tout l’air penaud.

— Je serais ravi de savoir ce qui s’est passé exactement, répondit-il d’un ton cassant.

— Les quatre hommes que Peter a engagés pour vous protéger ont été assassinés, révéla Davis, du FBI. il était grand et dépassait les participants d’une tête. Il avait les yeux d’un saint-bernard qui vient de quitter la poubelle d’un restaurant.

— Oh ! Mon Dieu ! murmura Julia. Tous les quatre ?

— Oui. Ils regardaient avec tant d’attention la résidence de M. Perlmutter qu’ils se sont laissé assaillir sans s’en rendre compte.

— Je regrette leur mort, dit Pitt, mais ils ne semblent pas avoir agi en vrais professionnels. Monrœ se racla la gorge.

— On est en train de faire une enquête sérieuse, évidemment. L’analyse initiale laisse penser qu’ils ont été approchés et tués par des hommes de Qin Shang qui se sont fait passer pour des officiers de police vérifiant les véhicules à l’allure suspecte dans le voisinage.

— Vous avez des témoins ? Davis hocha la tête.

— Un voisin habitant en face de M. Perlmutter dit avoir vu un véhicule de patrouille et quatre policiers en uniforme entrer dans les camionnettes et partir avec.

— Après avoir tué les gardes du corps avec des pistolets munis de silencieux, ajouta Harper.

— Pouvez-vous identifier les hommes qui m’ont attaqué au hangar ? lui demanda Pitt.

 

Harper regarda Davis qui leva les mains d’un geste d’impuissance navrée.

— Il semble que leurs cadavres aient disparu sur le chemin de la morgue.

— Comment est-ce possible ? explosa Sandecker.

— Ne me dites pas qu’une enquête est en cours ! ajouta Giordino d’un ton moqueur.

— Cela va sans dire, répondit Davis. Tout ce que nous savons, c’est qu’ils ont disparu après qu’on les ait sortis des ambulances, à la morgue. On a cependant eu la chance d’avoir un fait. Un des internes lui a retiré un gant pour essayer de lui prendre le pouls. La main du cadavre était ouverte sur le plancher poli de votre hangar et y a laissé trois empreintes. Les Russes l’ont identifié comme étant un certain Pavel Gavrovich, un ancien agent de haut niveau du ministère de la Défense et un tueur à gages. Pour un ingénieur de la marine auprès de la NUMA, dégager un professionnel de cette classe, monsieur Pitt, un homme qui a tué à notre connaissance au moins 22 personnes, c’est un brillant exploit.

— Professionnel ou pas, dit Pitt, Gavrovich a fait l’erreur de sous-estimer sa proie.

— Je trouve incroyable que Qin Shang puisse se moquer aussi facilement du gouvernement des États-Unis, dit Sandecker d’une voix acide.

Pitt s’appuya au dossier de sa chaise et baissa les yeux comme s’il observait quelque chose à la surface de la table.

— Il n’aurait pas pu, à moins d’avoir l’aide de quelqu’un au sein du ministère de la Justice et de quelques agences du gouvernement fédéral.

Wilbur Hill, de la CIA, prit la parole pour la première fois. C’était un homme blond avec une moustache, des yeux bleu pâle très écartés, donnant l’impression de pouvoir observer ce qui se passait sur les côtés.

— J’aurai sûrement des ennuis en disant ceci, mais nous soupçonnons sérieusement Qin Shang d’avoir de l’influence à l’intérieur même de la Maison Blanche.

— Pendant que nous parlons, ajouta Davis, un comité du Congrès et de représentants du ministère public étudient les dizaines de millions de dollars que la République populaire de Chine a frauduleusement versés, par l’intermédiaire de Qin Shang, pour financer la future campagne électorale du Président.

— Quand nous avons rencontré le Président, dit Sandecker, il a eu l’air de dire que les Chinois étaient le plus grand fléau de ce pays depuis la guerre de Sécession. Et maintenant, vous me dites qu’il a les doigts dans le portefeuille de Qin Shang.

— Comment voulez-vous ne pas sous-estimer la morale des politiciens ? ricana Giordino.

— Quoi qu’il en soit, dit gravement Monrœ, l’éthique des politiciens ne concerne en rien l’INS. Notre seul souci pour le moment est le nombre incalculable de Chinois qui entrent illégalement dans ce pays grâce à la Qin Shang Maritime Limited avant d’être tués ou réduits à l’esclavage par des syndicats criminels.

— Le commissaire Monrœ a tout à fait raison, approuva Harper. Le travail de l’INS est de faire cesser ce flux, pas de poursuivre les meurtriers.

— Je ne peux pas parler au nom de M. Hill et de la CIA, dit Davis, mais le Bureau[34] a pris une part importante dans l’enquête sur les crimes de Qin Shang contre le peuple américain depuis trois ans.

— Nos enquêtes à nous sont davantage concentrées sur ses opérations outremer, interrompit Hill, de la CIA.

— Une bataille difficile sur tous les fronts, ajouta pensivement Pitt. Si Shang a des appuis au sein de notre gouvernement, des appuis qui travaillent à contrer nos efforts, cela rendra votre tâche encore plus difficile.

— Personne ici ne pense que ce sera du gâteau, dit Monrœ. Julia se mêla enfin à la discussion.

— Est-ce qu’on n’oublie pas un peu le fait qu’en plus d’être un passeur international de clandestins, Qin Shang est surtout un tueur sur une grande échelle ? J’en ai fait personnellement l’expérience. Personne ne peut se faire une idée du nombre de morts, des enfants innocents morts à cause de son avidité. Les atrocités que ses suppôts ont commises sur ses ordres sont tout simplement monstrueuses. Son activité, c’est le crime contre l’humanité. Nous devons mettre un terme à ce massacre, et vite !

Personne ne parla pendant une longue minute. Tous les hommes autour de la table savaient quelles horreurs Julia avait subies et vues. Finalement, Monrœ brisa le silence.

— Nous comprenons tous vos sentiments, mademoiselle Lee, mais nous travaillons en fonction des lois et des règlements auxquels nous devons nous plier. Je vous promets que nous faisons tout ce qui peut être fait pour arrêter Qin Shang. Tant que je serai à la barre de L’INS, nous n’aurons de cesse que ses opérations soient anéanties et que lui-même soit arrêté et condamné.

— J’ajoute qu’il en va de même pour M. Hill et moi-même, dit Davis.

— Cela ne suffit pas, lança tranquillement Pitt qui s’attira le regard de chacun.

— Doutez-vous de notre résolution ? demanda Monrœ, indigné.

— Non, mais je désapprouve totalement vos méthodes.

— C’est la politique du gouvernement qui dicte nos actes, dit Davis. Chacun d’entre nous doit travailler suivant la ligne fixée par le système judiciaire américain.

Le visage de Pitt s’assombrit comme un ciel d’orage.

— J’ai vu de mes propres yeux une marée de cadavres au fond du lac Orion. J’ai vu des pauvres bougres enfermés dans des cellules. Quatre hommes sont morts en tentant de nous protéger, Julia et moi...

— Je sais où vous voulez en venir, monsieur Pitt, interrompit Davis. Mais nous n’avons aucune preuve permettant de relier Qin Shang à ces crimes. En tout cas pas assez pour exiger une arrestation.

— Ce type est malin, dit Harper. Il s’est mis à l’abri de toute implication.

Sans preuve solide de sa responsabilité, nous ne pouvons pas le coincer.

— Étant donné qu’il s’est fichu de vous à chaque étape de votre enquête, répondit Pitt, qu’est-ce qui vous fait croire qu’il va d’un seul coup jouer les imbéciles et tomber dans vos bras ?

— Personne ne peut défier indéfiniment les enquêtes poussées de notre gouvernement, dit honnêtement Hill. Je vous promets qu’il sera jugé, reconnu coupable et condamné très prochainement.

— Ce type est un ressortissant étranger, intervint Sandecker. Si vous l’arrêtez n’importe où aux États-Unis, le gouvernement chinois déclenchera l’enfer à la Maison Blanche et dans tous les ministères. On nous menacera de boycott, de sanctions économiques et de tout ce que vous voudrez. Ils ne nous laisseront jamais mettre leur golden boy hors circuit.

— D’après ce que je comprends, monsieur Hill, dit Giordino, il vous suffit de siffler une de vos équipes de choc pour éliminer Qin Shang purement et simplement. Problème résolu !

— En dépit de ce que pensent bien des gens, la CIA n’assassine personne, grogna Hill, vexé.

— C’est de la folie, murmura Pitt. Supposez que les tueurs aient réussi, hier soir, à nous tuer, Julia et moi. Est-ce que vous seriez là, assis, à clamer que vous n’avez pas assez de preuves pour inculper l’homme qui a ordonné notre assassinat ?

— Malheureusement c’est comme ça, admit Monrœ.

— Qin Shang n’a pas l’intention de s’arrêter là, dit Julia, frustrée. Il veut tuer Dirk. Il l’a dit très clairement hier soir au cours de sa soirée.

— Et je l’ai informé que, bien sûr, nous suivrions les mêmes règles, ajouta Pitt. Pour l’heure, il pense que j’ai engagé une équipe de tueurs pour lui faire la peau.

— Vous avez menacé Qin Shang en face ? s’étonna Harper, incrédule. Comment avez-vous osé ?

— Très facilement, dit Pitt sans hausser le ton. Malgré sa richesse et sa puissance, il met son pantalon comme moi, une jambe après l’autre. J’ai pensé qu’il serait agréable de savoir qu’il regarde souvent par-dessus son épaule comme toutes ses victimes.

— Vous plaisantez, bien sûr, dit Monrœ d’un ton méprisant. Vous ne conspirez pas vraiment pour tuer Shang ? Pitt répondit d’une voix douce.

— Oh ! Mais si ! Comme on dit dans les vieux westerns, c’est lui ou moi et la prochaine fois, j’ai bien l’intention de tirer le premier.

Monrœ paraissait inquiet. Il regarda Hill et Davis de l’autre côté de la table. Puis il se tourna vers Sandecker.

— Amiral, j’ai organisé cette réunion dans l’espoir d’enrôler M. Pitt pour qu’il coopère à notre opération. Mais il semble qu’il soit devenu un pétard mouillé. Puisqu’il est sous vos ordres, je vous suggère de le mettre en congé. Peter se débrouillera pour le faire protéger dans une maison sûre sur la côte du Maine.

 

— Et Julia ? demanda Pitt. Comment avez-vous l’intention de la protéger de toute nouvelle attaque ?

— Mlle Lee est un agent de l’INS, dit Harper avec hauteur. Elle continuera à travailler sur cette affaire. Une équipe de nos hommes veillera sur sa sécurité. Je vous garantis qu’elle ne risquera rien.

Pitt regarda Sandecker à l’autre bout de la table.

— Comment appelez-vous ça, amiral ?

Sandecker caressa sa barbe rousse à la Van Dyck. Seuls Pitt et Giordino comprirent la lueur sauvage qui s’alluma dans ses yeux.

— Il semble que nous n’ayons guère le choix. Une « maison sûre « est sans doute le meilleur endroit pour vous jusqu’à ce que Qin Shang et ses activités criminelles soient enfin arrêtés.

— Bon, je suppose que je n’ai rien à dire, admit sobrement Pitt. Allons-y pour une « maison sûre ».

Sandecker ne se laissa pas prendre un instant à l’acceptation de Pitt. Il savait que son directeur des projets spéciaux n’avait pas la moindre intention de quitter la place comme un agneau.

— Alors c’est réglé. Soudain, il éclata de rire.

— Puis-je savoir ce que vous trouvez si drôle, amiral ? demanda sèchement Monrœ.

— Désolé, monsieur Monrœ. Mais je suis tellement soulagé de savoir que ni l’INS, ni le FBI, ni la CIA n’ont plus besoin de la NUMA !

— C’est exact. Après que vos agents ont saboté leur enquête sous-marine aux docks de la Qin Shang Maritime à Hong Kong et à Sungari, je vois qu’il ne sert à rien de demander son aide à votre agence.

Les paroles cinglantes de Monrœ ne déclenchèrent ni fureur, ni violence, pas même la plus infime marque de colère. Pitt et Giordino restèrent assis sans montrer aucune émotion. Sandecker réussit tout juste à ne pas répondre aux remarques insultantes du commissaire. Il cacha ses poings serrés de colère sous la table.

Pitt se leva, suivi de Giordino.

— Je comprends très vite quand ma présence est indésirable. (Il sourit à Sandecker.) Je vous attends dans la voiture. Puis il prit une main de Julia dans la sienne et la porta à ses lèvres.

— Vous êtes-vous déjà étendue sur la plage de Mazatlan pour regarder le soleil se coucher sur la mer de Certes ? murmura-t-il à son oreille. Elle regarda d’un air gêné les visages autour de la table et rougit.

— Je ne suis jamais allée au Mexique.

— Vous irez, promit-il, vous irez.

Sur quoi il lâcha sa main et sortit tranquillement de la salle de conférences, suivi de Giordino et de Sandecker.

Contrairement à la plupart des directeurs des agences gouvernementales américaines, qui exigent d’être transportés dans des limousines à Washington et alentour, l’amiral Sandecker préférait conduire lui-même.

 

Après avoir quitté l’immeuble du quartier général de l’INS, il se mit au volant de la Jeep turquoise, l’un des véhicules du parc automobile de la NUMA, et longea la rive est du Potomac, sur la côte du Maryland. À plusieurs kilomètres au sud de la ville, il quitta la route principale et arrêta la Jeep dans un parking, près d’une petite marina. Fermant les portières, il s’engagea sur le ponton de bois et s’approcha d’un baleinier d’une soixantaine d’années qui avait servi de navire côtier à l’amiral Bull Halsey pendant la guerre du Pacifique. Il tourna la manivelle qui mit en marche le moteur diesel Buda à quatre cylindres pendant que Pitt et Giordino larguaient les amarres. Dès qu’ils sautèrent à bord, la petite embarcation s’éloigna sur le fleuve.

— J’ai pensé que nous pourrions avoir une petite discussion avant de rentrer à la NUMA, dit Sandecker en tenant la longue barre de la proue sous le bras. Aussi ridicule que cela puisse paraître, j’ai éprouvé une certaine réticence à converser dans mon propre bureau.

— C’est vrai qu’il y a de quoi être méfiant, sachant que Qin Shang peut acheter – et a acheté – la moitié de la ville, dit Pitt.

— Ce type a plus de tentacules que dix pieuvres siamoises, ajouta Giordino.

— Contrairement aux Russes, qui payaient avec un élastique les secrets pendant la guerre froide, Qin Shang se fiche de lâcher des millions de dollars pour acheter des gens et des renseignements.

— Soutenu par le gouvernement chinois, dit Pitt, ses fonds sont inépuisables. Giordino s’assit sur un banc en face de Sandecker.

— Quel lapin allez-vous sortir de votre chapeau, amiral ?

— Quel lapin ?

— Je vous connais depuis trop longtemps pour savoir que vous n’êtes pas du genre à avaler sans rien dire le mépris et le ridicule. Votre esprit machiavélique a dû concocter quelque chose.

Pitt sourit.

— Je soupçonne que l’amiral et moi sommes sur la même longueur d’onde. Nous n’allons pas laisser la NUMA en dehors de la course pour pendre Qin Shang à la branche la plus proche.

Les lèvres de Sandecker s’étirèrent en un petit sourire tandis qu’il éloignait le bateau de la route d’un voilier qui virait de bord en amont.

— Je déteste que mes employés lisent dans mes pensées.

— Sungari ? suggéra Pitt. Sandecker fit signe qu’il avait raison.

— J’ai laissé Rudi Gunn et le Marine Denizen sur place à quelques milles au sud du port de la Qin Shang Maritime, sur l’Atchafalaya. J’aimerais que vous deux alliez le rejoindre. Après quoi, vous attendrez l’arrivée du United States.

— Où est-il en ce moment ? demanda Giordino.

— Le dernier rapport le situe à 200 milles au large du Costa Rica.

— Ça devrait le faire arriver à Sungari dans trois jours, calcula Pitt.

— Vous aviez raison en ce qui concerne l’équipage. Il est monté à bord pour lui faire traverser le canal de Panama.

— Y est-il resté ?

— Non. Après la traversée du canal, il a débarqué. Le United States poursuit sa route sous radiocommande.

— Un navire robot, murmura pensivement Giordino. Il est difficile de croire qu’un bateau de la taille du United States puisse traverser les mers sans personne à bord.

— La Navy a développé le concept d’un navire robot, il y a dix ans déjà, expliqua Sandecker. Les concepteurs et les constructeurs maritimes ont mis au point un navire d’arsenal qui est en fait un missile flottant capable de lancer au moins 500 missiles radiocommandés depuis un autre navire, un avion ou un port à des milliers de kilomètres de là, ce qui est un progrès radical par rapport aux porte-avions actuels qui exigent un équipage de 5 000 hommes. C’est le concept le plus nouveau depuis les sous-marins nucléaires lance-missiles. Les navires de guerre avec bombardiers incorporés ne devraient pas tarder à voir le jour.

— Quoi que Qin Shang ait en tête pour le United States, dit Giordino, ce n’est pas une plate-forme lance-missiles. Dirk et moi l’avons fouillé de fond en comble. Il ne contient aucun lance-missiles.

— J’ai lu votre rapport, dit Sandecker. Vous n’avez rien trouvé non plus qui laisse penser qu’il s’en servira pour faire passer des clandestins.

— C’est exact, reconnut Pitt. Quand on regarde de près les opérations de Shang, on a l’impression qu’elles ont été mises au point par un génie doublé d’un sorcier, mais si on gratte un peu, on trouve une explication logique. Il a un dessein spécial pour ce navire, vous pouvez en être sûrs.

Sandecker remit les gaz et le baleinier prit de la vitesse.

— Ainsi, nous ne sommes pas plus avancés qu’il y a deux semaines.

— Sauf si ma théorie est bonne et que Shang ait bien l’intention de le saborder. Sandecker parut en douter.

— Pourquoi saborder un transatlantique en parfait état après avoir dépensé des millions pour le remettre à flot ?

— Je ne connais pas la réponse, admit Pitt.

— Et c’est cette réponse que je veux que vous trouviez. Occupez-vous des affaires courantes et faites-vous emmener à Morgan City sur un jet de la NUMA. Je vais appeler Rudi pour lui annoncer votre arrivée.

— Maintenant que nous travaillons sans l’aval de l’INS et des autres agences d’investigation, jusqu’où pouvons-nous aller ? demanda Pitt.

— Faites ce qu’il faut sans vous faire tuer, répondit fermement Sandecker. J’en prends la responsabilité et je répondrai de vos actes quand Monrœ et Harper se rendront compte que nous n’avons pas disparu dans le brouillard et que nous ne sommes pas rentrés chez nous comme des petits garçons obéissants.

Pitt étudia l’expression de Sandecker.

— Pourquoi faites-vous tout ça, amiral ? Pourquoi mettez-vous en danger votre poste de directeur de la NUMA pour arrêter Qin Shang ? L’amiral rendit à Pitt son regard avec un brin de ruse.

— Al et vous êtes prêts à agir derrière mon dos pour abattre Qin Shang, n’est-ce pas ? Giordino haussa les épaules.

— Je crois que oui.

— Au moment où Dirk a joué au lion froussard et a prétendu se soumettre aux exigences de Monrœ et accepté de se mettre à l’abri, j’ai parfaitement compris que vous alliez vous remettre en chasse. En fait, je ne fais que me plier à l’inévitable.

Pitt avait depuis longtemps appris à connaître le personnage de Sandecker.

— Pas vous, amiral. Vous ne pliez jamais devant un événement non plus que devant quiconque.

Le regard de Sandecker brilla un instant puis s’apaisa.

— Si vous voulez le savoir, ces énergumènes autour de la table m’ont tellement agacé que je compte sur vous et sur Rudi Gunn pour jouer de toutes les ressources de la NUMA et attraper Qin Shang avant eux.

— Nous allons nous heurter à une sacré compétition ! remarqua Pitt.

— Peut-être, admit Sandecker, mais la Qin Shang Maritime opère sur l’eau et là, c’est nous qui avons l’avantage.

Quand la réunion s’acheva, Harper escorta Julia jusqu’à son bureau dont il ferma la porte. Il la fit asseoir et prit place derrière son bureau.

— Julia, j’ai pour vous une mission difficile. Mais il faut que vous soyez volontaire. Je ne suis pas sûr que vous soyez tout à fait à la hauteur pour le moment.

La curiosité de Julia était piquée.

— Je peux toujours écouter de quoi il s’agit.

Harper lui tendit un dossier. Elle l’ouvrit et étudia la photo d’une femme de son âge qui regardait l’objectif sans expression. À part une cicatrice au menton, Julia et elle auraient pu passer pour des sours.

— Elle s’appelle Lin Wan Chu. Elle a grandi dans une ferme de la province de Jiangsu dont elle s’est enfuie quand son père a voulu lui faire épouser un homme assez âgé pour être son grand-père. Elle a d’abord travaillé à la cuisine d’un restaurant du port de Qingdao puis elle est devenue chef de cuisine. Il y a deux ans, elle a signé un contrat de cuisinière avec la Qin Shang Maritime et travaille depuis sur un navire à conteneurs nommé le Sung Lien Star.

Julia reprit le dossier de la femme et nota qu’il émanait de la CIA. Elle commença à le lire tandis que Harper attendait patiemment qu’elle ait fini.

— Il y a en effet une ressemblance entre nous, dit-elle. Nous avons la même taille et le même poids. Et je n’ai que quatre mois de plus que Lin Wan Chu.

Le dossier ouvert sur ses genoux, elle regarda Harper.

— Vous voulez que je prenne sa place ? C’est ça, la mission ?

— C’est exact.

— Mes papiers ont été faits sur l’Indigo Star. Grâce à un agent double à la solde de Qin Shang, ses hommes ont sur moi un dossier d’un kilomètre.

— Le FBI pense avoir trouvé de qui il s’agissait et le surveille de près.

— Je ne vois pas comment je pourrais prendre l’identité de Lin Wan Chu sans me faire pincer, dit Julia. Surtout pendant un long voyage.

— Vous n’aurez à être Lin Wan Chu que quatre, peut-être cinq heures au plus. Juste le temps de vous glisser dans la routine et tenter de savoir comment Qin Shang s’y prend pour débarquer les clandestins.

— Vous êtes sûr du fait que le Sung Lien Star cache des immigrés clandestins à son bord ?

— Un agent secret de la CIA à Qingdo a fait savoir qu’il a vu plus de cent hommes, femmes et enfants avec des bagages descendre d’autocars au plus fort de la nuit et se diriger vers un entrepôt sur le quai où était amarré le navire. Deux heures plus tard, le Sung Lien Star a pris la mer. Au lever du jour, l’agent a trouvé l’entrepôt vide. Plus de cent personnes ont mystérieusement disparu.

— Et il pense qu’elles ont été clandestinement embarquées ?

— Le Star est un grand navire à conteneurs. Il a la capacité de cacher plus de cent personnes. Sa destination est le port de Sungari, en Louisiane. Il semble peu douteux qu’il s’agisse bien d’un de ces navires qui transportent les Chinois clandestins de Qin Shang.

— Qu’ils m’attrapent cette fois, dit gravement Julia, et je servirai d’appât aux requins en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.

— Il n’y a pas autant de risques que vous le pensez, assura Harper. Vous ne travaillerez pas seule, comme ce fut le cas sur l’Indigo Star. Vous aurez un émetteur et vous serez guidée en permanence. Les secours ne seront jamais à plus d’un kilomètre.

Quand il s’agissait de défier l’inconnu, Julia était aussi courageuse que n’importe quel homme et parfois plus que la plupart. Son adrénaline commençait à monter à l’idée de faire de la corde raide.

— Il y a juste un problème, dit-elle d’une voix calme.

— Lequel ?

Une petite grimace tordit sa jolie bouche rouge.

— Mes parents m’ont appris la cuisine bourgeoise. Je n’ai jamais préparé la tambouille de base en quantité à ce jour.

**

La matinée était brillante, le ciel bleu clair avec seulement quelques petits nuages vaporeux comme du pop-corn sur un tapis bleu lorsque Pitt, aux commandes d’un petit hydravion à coque Skyfox, survola les bâtiments et les docks du port de Sungari. Il tourna en rond et fit plusieurs passages, rasant à moins de 100 pieds les flèches des grosses grues enlevant des caisses en bois des cales du seul transporteur amarré aux quais par ailleurs déserts. Le navire marchand était pris en sandwich entre le quai et une barge avec un remorqueur.

— Ça doit être un jour calme côté business, observa Giordino depuis le siège du copilote.

— Un seul navire déchargeant des marchandises dans un port construit pour accueillir toute une flotte ! remarqua Pitt.

— Le livre des pertes et profits de la Qin Shang Maritime doit être couvert de rouge !

— Que penses-tu de la barge ? demanda Pitt.

— Moins que rien. On dirait que l’équipage jette des sacs de plastique dans la barge comme si c’était le jour de ramassage des ordures.

— Tu vois des gardes ?

— Cet endroit est au milieu des marécages, dit Giordino en regardant autour de lui. Tout ce que des gardes pourraient faire serait de repousser les alligators de passage. On m’a dit qu’il y en avait plein par ici.

— Ça rapporte gros, dit Pitt. On utilise leur peau pour faire des chaussures, des bottes et des sacs. Heureusement, on ne va pas tarder à édicter une loi pour empêcher la chasse aux alligators avant que l’espèce ne soit en danger de disparaître.

— Ce pousseur de péniches et la barge d’ordures commencent à s’éloigner de la coque du cargo. Passe au-dessus quand ils atteindront la haute mer.

— Ce n’est pas un pousseur de péniche, c’est un remorqueur.

— Le mot est mal approprié. Pourquoi les appelle-t-on des remorqueurs alors qu’ils poussent au lieu de tirer les péniches dans les voies fluviales de l’île ?

— Quand il y a plusieurs péniches les unes derrière les autres, ça s’appelle un train de péniches et on les tracte, d’où le remorqueur.

— On devrait dire un pousseur de péniches, grommela Giordino.

— Je présenterai ta proposition au prochain pilote de rivière que je rencontrerai lors du bal annuel de la haute mer. Tu gagneras peut-être un aller gratuit sur un ferry.

— J’en ai déjà gagné un la dernière fois que j’ai acheté 50 litres de gasoil.

— On fait demi-tour.

Pitt bougea légèrement le levier de commande, inclinant l’avion à réaction Skyfox de Lockheed à deux places et le redressant sur une centaine de mètres avant de survoler le remorqueur haut comme un immeuble de cinq étages, avec son avant carré collé contre la poupe de la péniche unique. Un homme sortit de la timonerie du remorqueur et fit signe avec colère à l’avion de s’éloigner. Tandis que le Skyfox passait en rasant au-dessus du remorqueur, Giordino aperçut le regard torve et inamical de l’homme méfiant.

— Le commandant joue les paranoïaques quand tu le regardes de trop près.

— On devrait peut-être lui envoyer un mot pour lui demander le chemin de l’Irlande, plaisanta Pitt en préparant le Skyfox pour un autre survol.

Autrefois appareil d’entraînement militaire, l’avion avait été acheté par la NUMA et transformé en hydravion capable de se poser sur l’eau, avec une coque imperméable et des flotteurs rétractables. Avec ses deux moteurs à réaction montés derrière les ailes et le cockpit, le Skyfox était souvent utilisé par le personnel de la NUMA quand il était inutile de prendre un appareil plus important et aussi parce qu’il pouvait décoller sur l’eau, ce qui était très pratique pour les transports offshore.

Cette fois, Pitt passa à 9 mètres au plus de la cheminée du remorqueur et de son équipement électronique dressé au-dessus du toit de la timonerie. Pendant qu’ils surveillaient le bateau et la péniche, Giordino vit deux hommes se jeter à plat ventre au milieu des sacs d’ordures.

— Il y a deux types qui portent des mitraillettes. Ils ont essayé de se rendre invisibles, mais c’est raté, annonça-t-il calmement, comme s’il citait les invités d’un dîner. Quelque chose me dit qu’il y a de la magouille dans l’air.

— Nous avons vu tout ce que nous pouvions voir, dit Pitt. Il est temps de rejoindre Rudi et le Marine Denizen.

Après un large virage, il reprit la direction de Sweet Bay en survolant l’Atchafalaya. Le navire de recherche apparut bientôt. Pitt abaissa les volets et les flotteurs pour se préparer à se poser. Il fit son approche en arrondi pour permettre à l’avion de venir embrasser l’eau calme en douceur et ne déclencha qu’une petite gerbe d’écume sous les flotteurs. Puis il s’approcha du navire de recherche et coupa les moteurs.

 

Giordino releva la verrière et fit un grand signe à Rudi Gunn et au commandant Frank Stewart, debout près du bastingage. Stewart se tourna pour crier un ordre. La pointe de flèche de la grue tourna jusqu’à se trouver au-dessus du Skyfox. Le câble descendit et Giordino attacha le crochet et les élingues aux extrémités des ailes et sur le fuselage avant d’attraper les cordes de retenue lancées par l’équipage. Au signal, on mit en marche le moteur de la grue et le Skyfox commença à s’élever.

L’eau tomba en cascade de la coque et des flotteurs tandis que l’équipage des garde-côtes levait l’hydravion à la bonne hauteur. Dès que ce fut possible, la grue vira et posa l’appareil sur l’aire d’atterrissage du pont arrière, à côté de l’hélicoptère de bord. Pitt et Giordino sortirent du cockpit et serrèrent la main de Gunn et de Stewart.

— On vous a regardés à la jumelle, dit Stewart. Si vous aviez tourné un peu plus bas au-dessus de Sungari, vous auriez pu visiter tout l’endroit en touristes.

— Avez-vous vu quelque chose d’intéressant ? demanda Gunn.

— C’est drôle que vous en parliez, dit Giordino. J’ai l’impression que nous avons peut-être vu quelque chose que nous n’étions pas supposés voir.

— Alors vous en avez vu plus que nous, soupira Stewart. Pitt suivit des yeux un pélican qui pliait ses ailes et plongeait dans l’eau pour en ressortir avec un petit poisson dans son bec en forme de pelle.

— L’amiral nous a dit que vous n’aviez trouvé aucune ouverture dans les remblais sous les quais avant que les gardes vous piquent votre AUV.

— Même pas une fissure, admit Gunn. Si Qin Shang a l’intention de faire passer des immigrants clandestins par Sungari, ce n’est pas en les faisant sortir d’un bateau et passer par un tunnel souterrain jusqu’aux entrepôts du port.

— Vous nous avez prévenus qu’ils pouvaient se montrer malins, dit Stewart. Et nous avons vu comment. Maintenant, la NUMA a perdu un appareil hors de prix et nous n’osons pas demander qu’on nous le rende.

— Nous n’avons eu aucun résultat positif, dit Gunn d’un ton amer. Ces dernières 48 heures, nous n’avons fait que contempler des quais vides et des immeubles déserts.

Pitt mit la main sur l’épaule de Gunn.

— Allez, courage, Rudi. Pendant que nous sommes là à nous lamenter, un navire plein d’immigrants chinois se dirige vers Sungari et va bientôt y arriver pour débarquer sa cargaison quelque part sur la terre ferme.

Gunn regarda Pitt et vit dans son regard un éclat particulier.

— Allez, dis-nous ce que vous avez vu.

— Le remorqueur et les péniches qui ont quitté Sungari il n’y a pas longtemps, répondit Pitt. Al a aperçu deux types à bord des péniches et ils étaient armés. Quand nous les avons survolés, ils ont essayé de se cacher.

— Il n’y a rien de suspect à ce que l’équipage d’un remorqueur soit armé, remarqua Stewart. C’est habituel quand on transporte des marchandises de valeur.

— De valeur ? s’étonna Pitt en riant. La marchandise consistait en sacs d’ordures lancés du navire qui les avait accumulés au cours de son long voyage en mer. Les hommes n’étaient pas armés pour protéger les ordures, mais pour empêcher leur chargement humain de s’enfuir.

— Comment sais-tu tout cela ? demanda Gunn.

— Par élimination. (Pitt commençait à se sentir bien. Il était sur la bonne voie.) En ce moment, la seule façon d’entrer et de sortir de Sungari, c’est sur un navire ou sur une péniche. Les navires débarquent les immigrants, mais il n’y a aucun moyen de les transporter secrètement quelque part où ils attendront d’être envoyés partout dans le pays. Et vous avez la preuve qu’on ne les fait pas passer des navires aux entrepôts par des passages secrets. Alors il faut bien que ce transport se fasse par péniche.

— Ce n’est pas possible, décréta Stewart. Les douanes et les services de l’immigration arrivent à bord dès que le navire est à quai et ils le fouillent de fond en comble. Toutes les marchandises doivent être débarquées et mises dans les entrepôts pour inspection. Chaque sac d’ordures est examiné. Comment les gens de Qin Shang peuvent-ils tromper les inspecteurs ?

— Je crois que les clandestins sont secrètement massés dans un sous-marin sous la coque du navire qui les transporte depuis la Chine. Quand le navire arrive au port, on fait passer d’une façon ou d’une autre le sous-marin sous la péniche amarrée à côté pour recevoir les ordures et les agents de l’immigration font leur boulot mais ne trouvent pas les clandestins. Ensuite, les péniches vont jusqu’à un remblai en amont de l’Atchafalaya pour déposer les ordures. Elles s’arrêtent quelque part dans un endroit isolé et débarquent les étrangers.

Gunn ressemblait à un aveugle qui recouvrerait soudain la vue.

— Tu as compris tout ça rien qu’en survolant une péniche de ramassage d’ordures ?

— C’est seulement une théorie, dit modestement Pitt.

— Mais une théorie qu’on peut facilement vérifier, souligna Stewart.

— Alors nous perdons notre temps à bavarder, dit Gunn, très excité. On met un canot à l’eau et on suit le train de péniches. Al et toi garderez un œil dessus depuis l’avion.

— C’est le pire que nous puissions faire, coupa Giordino. Nous les avons déjà mis sur leurs gardes en survolant la péniche. Le commandant du remorqueur verra qu’il est suivi. Je propose que nous nous fassions oublier un moment et que nous soyons discrets.

— Al a raison, dit Pitt. Leur mystérieux informateur de Washington a peut-être déjà envoyé aux gardes de Sungari des photos de tout le monde à bord du Marine Denizen. Il vaut mieux que nous prenions notre temps et que nous soyons aussi discrets que possible dans nos recherches.

— Ne devrions-nous pas au moins prévenir l’INS ? demanda Stewart. Pitt fit non de la tête.

— Pas avant d’avoir des preuves sérieuses.

— Il y a un autre problème, ajouta Giordino. Dirk et moi sommes interdits de séjour à vos côtés.

Gunn eut un sourire entendu.

— L’amiral me l’a dit. Vous êtes supposés vous être évadés d’un endroit secret dans le Maine appartenant au gouvernement.

— Ils ont probablement déjà un bulletin détaillé sur moi depuis que j’ai passé les frontières de l’État.

— Laissez le Marine Denizen ancré ici pour l’instant, conseilla Pilt-Quand les gardes de Qin Shang vous ont volé l’AUV, vous avez eu votre couverture d’innocents chercheurs de la NUMA. Observez du mieux que vous pouvez en restant à l’ancre.

— S’ils sont après vous, ne vaudrait-il pas mieux aller un peu plus en aval vers le golfe ?

De nouveau Pitt fit signe que non.

— Je ne crois pas. Restez près d’eux. Je parie qu’ils sont plus 4ue confiants et pensent que leur tactique et leur stratégie pour faire passer les clandestins sont indécelables et infaillibles. Qin Shang se croit intouchable. Qu’il continue à croire que les Chinois sont plus malins et que les Americains ne sont que des idiots de village. Pendant ce temps, Al et moi mijoterons une petite opération secrète de notre cru en amont et nous trouverons le lieu de transit. Les agents de l’immigration voudront savoir où les agents de l’INS sont débarqués et détenus avant de monter dans les cars qui les emmènent aux quatre coins du pays. Des questions ? Des commentaires ?

— Si tu as découvert le modus operandi de Qin Shang, dit Stewart nous avons fait la moitié du boulot.

— Ça me paraît un bon plan, dit Gunn. Comment devons-nous proceder ?

— Le subterfuge sera à l’ordre du jour, expliqua Pitt. Al et moi irons nous installer à Morgan City. On se mêlera aux indigènes et on louera un bateau de pêche. Ensuite, direction l’Atchafalaya, que nous remonteront e cherchant le lieu de transit.

— Vous aurez sans doute besoin d’un guide, dit Stewart. Il y a des milliers d’anses, des marécages et des bayous entre ici et les écluses du au-dessus de Bâton Rouge. Quand on ne connaît pas bien le fleuve risque de perdre du temps et de faire des efforts inutiles.

— Bonne idée, approuva Giordino. Je n’ai aucune intention de tomber dans un bourbier et de devenir un mythe comme Amelia Earhart.

— Pas de danger que ça t‘arrive, dit Stewart en souriant.

— Nous ne devrions avoir besoin que de cartes topographiques, dit Pitt au commandant du Marine Denizen.

Nous vous tiendrons au courant de notre arrivée et de nos progrès par mon téléphone satellite Vous nous préviendrez du prochain départ de péniches et du remorque après que le prochain navire ait atteint le port.

— Ça ne vous tuera pas de nous informer aussi de ce que devient le United States, ajouta Giordino. J’aimerais être dans le coin quand il arrivera à Sungari.

Gunn et Stewart échangèrent un regard gêné.

— Le United States ne viendra pas à Sungari, dit Gunn.

 

Les yeux verts de Pitt se plissèrent et ses épaules se raidirent légèrement.

— L’amiral Sandecker ne m’en a rien dit. Où avez-vous appris cela ?

— Dans le journal local, répondit Stewart. Nous envoyons un canot chaque jour à Morgan City pour acheter ce dont nous avons besoin. Celui qui y va rapporte le journal. L’histoire a fait grand bruit en Louisiane.

— Quelle histoire ? demanda Pitt.

— On ne vous a rien dit ? s’étonna Gunn.

— Qu’est-ce qu’on ne nous a pas dit ?

— Le United States, murmura Gunn. Il doit remonter le Mississippi jusqu’à La Nouvelle-Orléans où on va en faire un hôtel avec un casino.

Pitt et Giordino avaient l’air d’hommes à qui on vient d’annoncer que leurs économies se sont envolées. Giordino fit une grimace.

— On dirait, vieux frère, qu’on nous a laissés sur la touche !

— En effet, on s’est bien fait avoir.

La voix de Pitt se fit glaciale et son sourire ne présageait rien de bon.

— Mais tu sais, ajouta-t-il, les choses ne sont pas toujours ce qu’elles semblent être.